La section sortit deux jours plus tard. Un transporteur de troupes les lâcha dans la campagne misérable au sud de Ti Parana. Keller marcha en pointe pendant un temps. Byron partit dans une espèce de fugue d’Ange, parlant peu, regardant avec intensité, glissant – pensa Keller – au-dessus des profonds courants de sa peur. Meg avait les phalanges blanches à force de serrer son lance-fils. La tension était palpable – il y avait eu des activités de guérilla dans ces villages fermiers criblés de trous – mais ils ne virent pas de combats avant de tomber dans une embuscade au milieu d’un champ de manioc boueux, quelque part au Rondônia. Le bruit fut soudain et assourdissant. Le ciel s’illumina de l’éclat antiseptique du phosphore en feu. Keller entendit les bombes à fragmentation exploser et siffler tout autour de lui, il tomba à genoux sans réfléchir. Le sang…
« Non », dit-il en ôtant la main.
Secouée, Teresa ouvrit les yeux.
Keller la regardait d’un air mécontent. Elle comprit qu’une partie avait filtré jusqu’à lui, les puissantes images franchissant le fossé entre eux. Les propres souvenirs de Keller. « Je suis désolée », assura-t-elle d’une voix rauque. Elle ouvrit la main et lâcha l’onirolithe sur la table. La vieille Brésilienne se précipita avec sa boîte métallique. « Passou a hora. » Leur temps était écoulé.
Cela la laissa déprimée. Ils rentrèrent à l’hôtel dans les suites de la pluie, dans l’humidité fétide montant des rues. À l’embouchure d’une allée, Teresa aperçut une posseiro, en transit ou sans domicile, allaitant un enfant nu accroupie au milieu de ses affaires. L’enfant avait une crinière de cheveux noirs, des grands yeux et des traits amérindiens. Sa mère berçait sa tête au creux de son bras en le regardant avec une expression naturelle d’affection qui fit se détourner Teresa, soudain faible. Après ce que Keller avait dit sur Byron, après ce qu’elle avait vu, elle se sentait punie. Nous sommes tous venus chasser un graal, se dit-elle, nous sommes venus creuser pour le trouver, lutter pour le trouver, non par avidité mais par sincérité mal placée… et voilà qu’elle tombait sur cette femme illettrée tapie dans une allée, à coup sûr pauvre et a priori sans domicile, mais entière là où eux étaient brisés (elle sentit comme un vent froid la traverser), saine là où eux étaient invalides. Cela la fit se sentir toute petite, cela la fit avoir honte.
Une chaleur confinée emplissait le hall de l’hôtel. Dans la chambre, Ng attendait.
Une fois certain que les Américains avaient quitté Brasilia, Stephen Oberg prit un vol direct de la SUDAM pour Pau Seco.
Il lui suffit d’exhiber sa carte de l’Agence. La SUDAM et le gouvernement brésilien avaient en général collaboré avec empressement. En théorie, d’après ses papiers, Oberg était un technicien civil employé par la lutte antidrogue américaine, mais depuis la grande fusion des agences fédérales des années 30, la distinction manquait de clarté : il avait pour supérieur immédiat un bureaucrate de la National Security Agency détaché auprès de la branche Sécurité, et il ne rendait de comptes qu’à l’Ambassade.
L’avion était bondé de soldats de la paix en uniforme vert pomme qui discutaient entre eux avec de laconiques accents de la vallée de l’Araguaia sans porter la moindre attention à l’océan de forêt sombre qu’ils survolaient. Oberg posa la tête sur un coussin et fit semblant de dormir. C’était un homme de 85 kilos, corpulent dans son costume gris, à la pensée lourde mais méthodique. Guère enclin aux crises de nerfs, il reconnaissait toutefois que le Brésil le rendait nerveux.
Il faudrait procéder à des changements. Il avait essayé de le faire comprendre aux Agences et aux fonctionnaires gouvernementaux rencontrés durant son bref séjour. Pendant des années, l’exploitation de Pau Seco était restée assez simple : la contrebande provenait surtout des installations de recherche américaines et asiatiques, dans lesquelles il était trop facile de dupliquer les pierres pour que cela n’en devienne pas tentant. La contrebande directement à partir de Pau Seco posait plus de problèmes, et des années durant, il n’y avait eu aucune bonne raison de s’y risquer. Le Bloc de l’Est avait régulièrement fait sentir sa présence, mais il fallait s’y attendre… voire le tolérer, dans certaines limites. Les exigences de l’équilibre des pouvoirs. La situation avait cependant changé.
En fin d’année précédente, à l’arrivée de la première des nouvelles pierres, Oberg s’était rendu dans les laboratoires gouvernementaux de Virginie. D’un point de vue technique, lui avait appris le responsable de l’équipe de recherche, ces pierres étaient davantage « adressables » : elles s’interfaçaient mieux avec les programmes cryptanalytiques qu’exécutaient les superordinateurs présents dans le bâtiment. « On télécharge toutes sortes de données. Demandez ce que vous voulez, on l’a. C’est comme une encyclopédie. Une encyclopédie infinie. Mais l’effet sur les volontaires humains…
— Il a changé ? avait demandé Oberg.
— Très personnel. Très étrange. Vous devriez voir par vous-même. »
Aussi Oberg, en sa qualité d’homme de liaison pour les Agences, avait-il emprunté à la suite du volubile responsable le couloir menant aux petites pièces pastel où l’on gardait les volontaires humains. Il s’agissait là aussi de recherche fondamentale, avait-on indiqué à Oberg, même si cela le dérangeait d’y penser. Les pierres s’obstinaient à ne pas laisser les ordinateurs extraire certaines données, des données uniquement accessibles à l’esprit vivant. Tout ce que l’on savait sur les Exotiques provenait de ce canal : un peuple à la peau bleue habitant ou ayant habité une petite planète d’une étoile lointaine. Par l’intermédiaire des volontaires humains, on avait réussi à récupérer quelques connaissances linguistiques et anthropologiques. C’était toutefois sporadique, très souvent contradictoire, et mêlé de rêves ou de désirs, excroissances de l’esprit humain.
Comme la plupart de ses semblables, le volontaire, un homme d’un certain âge à la voix douce nommé Tavitch, provenait de la prison fédérale de Vacaville. Il avait assassiné son épouse et leurs deux enfants une semaine après avoir perdu son emploi d’administrateur de base de données, et choisi les installations de Virginie comme alternative à l’ablation de son amygdale cérébelleuse. Il avait de grands yeux humides et une expression un peu coléreuse. Il serrait dans la main un des nouveaux onirolithes des profondeurs.
« La première fois qu’il l’a touché, a murmuré le chef d’équipe, il est quasiment tombé dans le coma. Transe oculogyre. Une espèce d’hypermnésie traumatique. Mais il est à peu près lucide, maintenant. »
Oberg croisa patiemment les bras. « Monsieur Tavitch ? Vous m’entendez ? »
Tavitch leva les yeux, avec toutefois une expression préoccupée.
« Que voyez-vous, monsieur Tavitch ? »
Il y eut un long silence. « Le temps, finit par répondre le volontaire. L’histoire. »
C’était sinistre, désagréable. Oberg regarda le responsable de l’équipe de recherche, qui haussa les épaules et agita les mains : continuez.
Oberg soupira intérieurement. « L’histoire, dit-il. La nôtre ?
— La nôtre, répondit Tavitch, la leur. La nôtre est plus récente. Comme ça brille ! Si vous voyiez. On dirait une rivière. Un fleuve doré de vies. Par millions et millions, disparaissant dans les nombreuses années passées…» Il avait le regard vitreux, patient. « Ils sont tous là-dedans…
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