Nous voilà tout proches, pensa-t-elle, et le pronom nous lui vint avec un tel naturel qu’elle ne remarqua pas son étrangeté.
2. À partir de là, si Keller avait bien compris le plan, ils cesseraient d’être des touristes. Ils passeraient, un jour, peut-être deux, dans l’arrière-pays sertão. Un chauffeur de camion, un Vietnamien expatrié du nom de Ng, les emmènerait à Pau Seco.
Mais Ng ne se trouvait pas à l’hôtel. Aucun problème, assura Byron. Ils avaient réservé pour trois jours. Ng viendrait le lendemain, promis. Au plus tard le surlendemain.
Keller haussa les épaules et déroula son matériel de couchage sur le sol de la chambre d’hôtel.
Si on pouvait appeler cela un hôtel. Cuiabá n’avait rien d’une ville touristique et le bâtiment consistait en une boîte de vieux stuc et de bois pourrissant. Byron et Teresa prirent les deux minuscules lits de la chambre. Keller resta un moment allongé dans le noir, conscient des bruits nocturnes : le gémissement des camions frigorifiques emplis de viande dans les rues étroites, les distances vides entre les vieux immeubles. Conscient aussi de la distance entre Teresa et lui, ou entre Byron et Teresa : des distances désormais lourdes de sous-entendus.
Il comprenait maintenant – il lui avait fallu plusieurs jours – à quel point Byron était amoureux de Teresa.
Il comprenait aussi que la réciproque n’était pas vraie.
Cela le surprit un peu. Dix ans plus tôt, Byron avait été l’Ange modèle : rusé, distant, obscur derrière ses lentilles protectrices. Il projetait toujours cette image, lorsqu’il trafiquait des pierres de rêve dans les Flottes. Mais en présence de Teresa (Keller observa impitoyablement tout cela), il changeait du tout au tout, devenant nerveux, la regardant quand il pensait qu’elle ne s’en apercevrait pas, courbant presque l’échine.
Étrange, mais sans doute prévisible. L’ayant sauvée d’un lent suicide, Byron devait plus ou moins se sentir responsable d’elle. Surtout avec cette aura d’inachèvement qu’elle dégageait. Elle ressentait d’étranges attractions. Elle avait souvent et profondément bu au puits des onirolithes. Keller reconnaissait que tout cela ne manquait pas d’un certain charme… celui d’un territoire nocturne, dangereux et exotique. Il comprenait l’attrait.
Peut-être même trop bien, songea-t-il.
Ses yeux allèrent se poser sur le lit qu’occupait Teresa.
En dépit de ses doutes, en dépit de ses défauts, Keller avait appris, au cours des années ayant suivi la guerre, à pratiquer avec rigueur l’art du wu-nien. Il avait appris aussi à reconnaître ce qui menaçait cette condition. Des menaces nommées compassion, haine, désir, amour. Lors de ses classes d’Ange, on lui avait enseigné à les rejeter avec autant de ferveur qu’un moine bouddhiste met de côté les tentations de la chair. Mais tout comme ces dernières, elles n’étaient pas faciles à réprimer. Lorsqu’on les réprimait, elles avaient tendance à resurgir, au hasard, à l’improviste.
Il gisait cloîtré dans l’obscurité, son pouls lui bourdonnant dans les oreilles. Dans la faible lumière de la ville traversant les rideaux, il distinguait la forme du corps de Teresa sous les couvertures, sa délicate géographie.
Tu n’es pas assez bête pour penser à ce à quoi tu es en train de penser.
Il ferma les yeux et s’appliqua à vider son esprit. Il pensa à un miroir brillant, en référence au poème de Shen-shiu qu’ils avaient tous mémorisé durant leur entraînement d’Ange : Nous le nettoyons avec soin / Sans laisser s’y déposer la moindre poussière.
Mais de la poussière s’y est bel et bien déposé, s’aperçut Keller. Des sentiments qu’il pensait avoir cautérisés depuis longtemps resurgirent en lui.
Adhyasa, pensa-t-il tristement. Le péché de l’Ange.
Il s’éveilla fatigué : Byron lui tendit une tasse de café remplie au distributeur mural. Vers onze heures, leur chauffeur de camion n’était toujours pas arrivé. Les mains dans les poches de son pantalon de treillis ou de sa chemise kaki, Teresa s’agitait avec impatience dans la chambre, broyant du noir. « Je veux sortir, finit-elle par lancer.
— Il faut attendre ici, expliqua Byron. Il faut qu’on soit là à l’arrivée de Ng.
— On n’a pas besoin de rester tous les trois. »
Byron releva le menton et tambourina pensivement des doigts. « Où veux-tu aller ?
— Voir l’église devant laquelle on est passés. L’église des pierres de rêve.
— C’est une église de la Vallée, dit Byron. Un culte venu de la jungle. Tu veux sacrifier un poulet ? On devrait pouvoir arranger ça. »
Keller se rappela la Vallée à l’époque de la guerre. La Vale do Amenliecar était un culte brésilien vénérant les pierres de rêve, l’une des religions de pacotille suscitées par la découverte des oniros. Une religion de paysans, excessivement syncrétique : ils croyaient aux jaguars sacrés, à la divinité du Christ, à l’arrivée imminente de flottes de soucoupes volantes.
« Je veux voir à quoi ça ressemble », insista Teresa. Elle ajouta tranquillement : « J’en ai le droit.
— C’est peut-être dangereux.
— Rien dans toute cette expédition n’est sans danger. » Elle se tourna vers Keller. « Vous voulez venir ? »
Il répondit oui sans même y penser.
Bvron se tourna avec raideur vers la fenêtre. Par-dessus son épaule, Keller vit le ciel plombé déverser des torrents de pluie dans les rues noires et luisantes. « Vas-y, dit calmement Byron. Va glaner un peu de couleur locale. » Il regarda Keller d’un air peiné. « Pourquoi pas, après tout. »
3. Sur le trottoir, un marchand ambulant proposait des parapluies. Teresa en acheta un, qu’elle déploya au-dessus de leurs têtes. Simple papier sulfurisé couleur dahlia, pensa-t-elle, mais cela nous protégera du crachin.
« Il vous aime, vous savez », dit Keller.
En parlant de Byron. Cela la surprit. Elle dévisagea Keller, regarda ses yeux bleus, délibérément inscrutables. « C’est une question d’Ange ? demanda-t-elle. Ou bien vous vous faites vraiment du souci pour lui ?
— Ce n’était pas une question, répondit-il avec calme. Et cela ne me regarde pas, j’imagine. Mais ça saute aux yeux. »
La circulation s’écoulait dans les rues détrempées : chariots électriques, scooters, grandes automobiles japonaises. Keller se recroquevilla sous le parapluie et mit son bras autour de la taille de Teresa. « J’aime Byron, dit celle-ci d’un ton prudent. Vraiment. Je l’aime pour ce qu’il a fait. Je ne suis pas sans cœur.
— Il y a toutes sortes d’amour.
— Nous sommes restés ensemble un temps. Ça n’a pas fonctionné entre nous.
— Il n’a pas cessé de se soucier de vous.
— Je lui en suis reconnaissante aussi. J’ai eu besoin de lui à certains moments. C’est peut-être égoïste… Je n’en sais rien. » Elle fronça les sourcils, étonnée par la curiosité de Keller.
« Cela m’a pris au dépourvu, voilà tout, expliqua-t-il. Je ne savais pas qu’il pouvait se montrer si…» Il chercha le mot. «… acharné.
— Obsédé, vous voulez dire. Mais nous le sommes tous. » Ils avaient désormais atteint l’église, où des chandelles brûlaient derrière les fenêtres poussiéreuses. « Obsédés. Tous les trois. » Elle tendit le doigt, toucha l’icône peinte de la pierre de rêve. Elle sentit la compassion de Keller disparaître d’un coup.
Il lui prit la main, qu’il tira en arrière. « Si vous suivez ce truc, dit-il, il pourrait vous faire descendre très bas.
— Vous êtes expert dans le domaine, hein ? » Il sembla surpris. Mais ce n’était pas une insulte. Elle parlait sincèrement. « Être un Ange doit ressembler à ça. Byron en parle, des fois. Voir sans ressentir. » Elle le regarda avec prudence. « On dirait que vous l’avez déjà suivi bien bas. »
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