— C’est un trou dans la jungle, fit Oliveira, un trou dans lequel 30 000 hommes essaient de devenir riches. C’est aussi une zone de sécurité nationale.
Placée sous la responsabilité de l’armée. Anarchie et loi martiale… en même temps, vous comprenez ? Tenez, regardez. »
Il pressa quelques touches sur un clavier. Keller s’avança : la surface du bureau d’Oliveira s’était transformée en carte topologique, avec des lignes de contour noires sur une étendue d’un bleu un peu brillant.
« La mine de Pau Seco », expliqua Oliveira.
L’échelle était immense.
« Elle est gérée de la même manière que les mines d’or de la Serra Pelada, à l’époque. Les puissances étrangères sont arrivées très vite, dans les années 20, vous comprenez ? On a procédé à des relevés topographiques et à des interférogrammes sophistiqués du sous-sol. Mais finalement, c’est le Brésil qui l’a emporté. Nos vieux droits miniers. » La lumière de l’affichage à cristaux liquides jetait des ombres sur les traits ronds d’Oliveira. Absorbé par son sujet, il balaya de la main la surface du bureau. « Voilà où apparaissent les gisements des Exotiques. Sur tout ce territoire. Vingt-cinq kilomètres carrés de boue et d’argile, de moins en moins riches en gisement principal, juste là. Le gouvernement attribue des parcelles de quatre mètres carrés. Pendant quelque temps, il y a plusieurs années, on les a vendues à bas prix. Maintenant, on a recours aux enchères. On a le droit de n’en posséder qu’une, et il faut la travailler pour la conserver. Une parcelle peut ne rien produire… mais comprenez bien que même une petite pierre, un petit onirolithe vaut au moins trois cent millions de cruzeiros. » Il haussa les épaules d’un air dédaigneux. « Ça peut s’arrêter un jour. Nous arriverons peut-être à déchiffrer tout ce qu’il y a à déchiffrer dans ces artefacts. Les secrets de l’univers, hein ? Pau Seco sera alors rendu à la jungle et tous les garimpeiros pourront rentrer chez eux. Ce jour arrive peut-être. Mais pas tout de suite. Chacune des pierres que nous déterrons jette une nouvelle lumière, en révèle un peu davantage sur l’énigme. Bien entendu, une fois ses données extraites, la pierre perd son énorme valeur… elle peut se voir dupliquée, ou même se retrouver vendue au marché noir comme une espèce de drogue. » Il regarda Byron en souriant. « Mais je ne sais rien de tout cela. À Pau Seco, le gouvernement achète les pierres directement aux garimpeiros et prélève un pourcentage de leur valeur sur le marché international. Elles ne peuvent pas être vendues ou échangées entre particuliers. Le prix que nous proposons est compétitif… et les militaires empêchent toute contrebande. »
Teresa restait les yeux fixés sur la carte. « Il nous faut un permis pour y entrer… fit-elle d’une voix contrite.
— Pour y entrer ! Si vous allez à Pau Seco, il vous faudra un permis pour manger, un permis pour dormir, un permis pour aller aux toilettes…
— Pouvez-vous nous obtenir ces permis ? »
Oliveira se fit arrogant. « Les dispositions ont été prises. » Il fit un geste de la main : il s’agissait d’un point trivial, d’un détail. « Mais je veux que vous soyez prêts. Il n’y a pas d’hôtels à Pau Seco, vous comprenez ? Rien que la boue, la merde, la maladie. Ces mots vous sont-ils familiers ? Vous pourriez vous salir les mains.
— Ce ne serait pas la première fois », répliqua Byron.
Oliveira éteignit la carte. La lueur bleue se flétrit. « Non, dit-il. Non, j’imagine. »
Sa secrétaire leur remit leurs documents quand ils repartirent : d’épaisses liasses de papier couleur chamois avec le sceau de la SUDAM gaufré sur chaque feuille.
« Merci de votre patience », dit-elle poliment.
1. Le plus ironique, pensa plus tard Oliveira, est que le Brésil, en devenant indispensable au monde, a échappé aux Brésiliens.
Cela devenait inévitable dès le moment où le régime Valverde avait demandé l’aide militaire des pays de la Zone Pacifique. Ceux-ci avaient répondu avec empressement à cet appel. Japonais, Coréens, Américains étaient venus, et d’une certaine et importante manière, n’étaient jamais repartis. Le Brésil contrôlait la ressource qui contrôlait le monde… mais le monde contrôlait le Brésil.
Il ne ressentait aucune loyauté envers l’homme qui l’avait contacté par l’intermédiaire de l’ambassade américaine. Un dénommé Oberg, qui perdait ses cheveux et parlait en réprimant un léger accent texan, un homme sans l’ombre d’un doute beaucoup moins agréable que son air d’instituteur pouvait le laisser croire. Oberg travaillait pour les Agences, le complexe intégré de services de renseignements et de mise en vigueur de la loi qui constituait un second et très secret gouvernement américain. Étant donné la situation, Oliveira lui devait certains égards. Mais aucune loyauté.
Il n’en ressentait aucune non plus envers Cruz Wexler, membre d’un culte bourgeois et disposant de contacts hauts placés au Brésil ainsi que d’une foi toute américaine en la corruptibilité des gouvernements étrangers. Et Oliveira ne devait certainement rien aux trois innocents apparus ce jour-là dans son bureau.
De plus, sans loyauté, pensa Oliveira en composant le code téléphonique d’Oberg, la trahison n’existe pas.
Oberg répondit en personne. Son visage apparut plat et de biais sur l’écran vidéo d’Oliveira. Derrière son interlocuteur, le Brésilien vit une fenêtre en pierre et un massif de mimosas. Oberg le regarda et se limita à demander en réfrénant un léger nasillement : « Ils sont donc venus ?
— En effet. Je leur ai donné les documents.
— Vous êtes sûr que c’était bien eux ? L’homme et la femme ?
— Ils correspondaient à la description. Et il y avait un troisième homme. »
Oberg sembla étonné. « Un Américain ? »
Oliveira hocha la tête avec nonchalance avant d’esquisser un portrait de Keller. Oberg prit des notes. « Il va me falloir une photographie, finit par dire l’homme de l’Agence, et toutes les informations qu’il vous a données. »
La voix exigeait l’obéissance. Subalterne professionnel, Oliveira comprenait le mécanisme de l’ordre donné. Donner des ordres venait tout naturellement à des gens comme Oberg. Celui-ci dégageait une impression d’autorité, même par l’intermédiaire du téléphone, il semblait tendu, prêt à bondir. Si nous étions des chiens, songea Oliveira, il faudrait que je lui présente ma gorge. « Aucun problème », assura-t-il, obéissant mais, à contrecœur, en regrettant d’avoir à le faire.
Oberg avait toutefois été surpris d’apprendre l’existence du troisième homme, Keller. Tu n’es pas si omniscient, après tout, pensa Oliveira en regardant l’image disparaître sur l’écran. Il te reste des choses à apprendre.
Cette pensée lui procura une satisfaction passagère. Il sonna sa secrétaire pour lui demander un deuxième cafezinho.
2. Dans la soirée de leur dernière journée à Brasilia, Keller s’assit dehors sur le portique en briques de leur chambre d’hôtel, pour regarder la circulation de fin de journée s’écouler hors de la ville, bureaucrates en rectangulaires automobiles chinoises et secrétaires à bord de bus bondés, tandis que le soleil se couchait sur le planalto.
Un peu plus tard, Teresa écarta le rideau de perles pour venir le rejoindre avec les documents obtenus au bureau d’Oliveira. Y figurait le nom Teresa Maria Rafaël, celui qu’ils avaient téléchargé de sa pièce d’identité obtenue au marché noir : celui donné par sa famille adoptive, d’après Byron, dans les mois ayant suivi l’incendie.
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