Elle prit place sur une chaise près de lui. Elle avait une expression songeuse – depuis leur rencontre avec Oliveira, pensa Keller. « C’est bizarre, finit-elle par lancer. Quand on y pense. Que des gens ordinaires fassent ça, je veux dire. »
Keller émit un bruit interrogateur.
« Eh bien, cela m’a frappée, voilà tout. On entend des mots comme « contrebande » et « criminel ». On dirait que ça vient du journal télévisé du Réseau. Mais c’est ce qu’on est, en fait, non ? Des contrebandiers et des criminels.
— Aux yeux de certains, admit Keller. Cela vous fait peur ?
— Je crois, oui. Maintenant que nous sommes là. Dans les Flottes, c’était le projet de Wexler. Il l’a organisé et financé, on lui rendait service. Mais ici… c’est rien que nous, pas vrai ? » Elle détourna les yeux. « Oliveira me fait peur. Il y a quelque chose de moche en lui. Il ne m’inspire pas confiance. »
Keller fit un geste vers la liasse qu’elle tenait à la main. « S’il était digne de confiance, il ne nous aurait pas donné ces papiers.
— Mais il n’y a pas que lui. Il doit y en avoir d’autres comme lui. Des gens qui veulent nous arrêter.
— Les Agences, dit Keller. Le gouvernement brésilien, potentiellement, au moins.
— C’est le monde réel, fit Teresa d’un ton distant.
— Trop réel. » Sur une impulsion, il ajouta : « Vous pouvez renoncer, vous savez. Il n’est pas trop tard pour acheter un billet de retour. » Il haussa les épaules. « Ce serait peut-être plus sage. »
Elle se leva et se pencha par le balcon, les coudes sur la rambarde. Les dernières lueurs du jour semblaient l’entourer et la contenir. Elle secoua la tête. « Je suis venue ici pour une raison précise. Et je ne suis pas fragile.
— Vous faites confiance à Wexler à ce point ? »
Elle y réfléchit. « Vous ne le connaissez pas, répondit-elle.
— Je ne sais de lui que ce que j’en ai entendu dire.
— Il a passé des années à Harvard. Vous le saviez ? À travailler très sérieusement dans la cryptologie. Il a fait un peu de recherche sous contrat avant que les gens de la sécurité ne l’en empêchent, il a donc eu accès à quelques-unes des premières pierres de Pau Seco. Tout le monde les branchait à des micropuces, vous savez, pour en extraire des données. En pensant obtenir une révélation vertigineuse… la sagesse des étoiles. Lui aussi, mais l’interface humaine le fascinait davantage. Le fait d’avoir des visions en les touchant. Comme personne n’arrivait à comprendre comment cela fonctionnait, personne ne s’y intéressait vraiment : c’était des « données molles ». Mais rien d’autre ne comptait pour lui.
— Du mysticisme, intervint Keller.
— Il s’y est mis, ouais. À cette idée de sagesse. Pour lui, on ne peut rien toucher ou sentir sur terre qui ne nous soit vraiment étranger, à part les pierres. L’Autre ultime.
— Il a gagné beaucoup d’argent.
— Il a gardé tous ses contacts dans les labos gouvernementaux. Le cercle des vieux potes d’université. C’est facile, pour lui, d’avoir des pierres, ou des copies de pierre, une fois qu’on en a extrait les données. Il contrôle par conséquent une bonne partie du marché noir sur la côte. Si bien que oui, il a gagné beaucoup d’argent… mais je le crois sincère. »
Keller réagit d’un ton prudemment neutre : « Vous croyez à ce qu’il raconte ?
— Sur les pierres ? » Elle haussa les épaules. « Je n’en sais rien.
— Vous avez fait l’expérience.
— Pour moi, précisa-t-elle doucement, cela a toujours été plus personnel. » Le soleil étant désormais couché, le ciel au-dessus de la ville rayonnait d’un bleu sombre. « Est-ce possible, Ray ? demanda-t-elle. Qu’en examinant une chose aussi étrangère qu’une pierre de rêve, en la regardant aussi longtemps et aussi attentivement qu’on le veut… on découvre qu’on se regarde soi-même ? »
Il se souvint de ce que Byron lui avait raconté : Teresa dans une cabane des Flottes, à troquer des œuvres artistiques contre des enképhalines synthétiques. « Je ne suis pas fragile », avait-elle affirmé, elle qui semblait pourtant à Keller aussi fragile et aussi cassante que du verre… sauf qu’une énergie intérieure, une nervosité jaillissait d’elle.
Il eut un peu peur pour elle, ce qui était mal : adhyasa, pensa-t-il, le péché de l’Ange. Il se leva en hâte. « Demain, on prend le bus pour Cuiabá, rappela-t-il. On ferait mieux d’aller se coucher. »
Les étoiles avaient fait leur apparition au-dessus des sombres limites du planalio.
3. Mais elle ne dormit pas. Trop de café, se dit-elle, trop de pensées en tête. Aussi, dans l’espoir de s’épuiser, alla-t-elle marcher avec Byron sur l’avenue passant devant leur hôtel.
Brasilia était calme, la nuit. Elle entendait le bourdonnement hésitant des anciens lampadaires à potassium, régulièrement troublé par le lointain grondement d’un camion. Elle ne vit dans les rues que quelques touristes en goguette et quelques putes qui patientaient près d’une fontaine publique. Irréelles, pensa Teresa, vides, ces vieilles tours blanches.
Elle demanda à Byron pourquoi il avait fait venir Keller.
« On en a déjà parlé. Il connaît l’arrière-pays. Un peu de protection…
— Il est fiable ? Tu lui fais confiance ?
— Oui », répondit-il, mais avec moins d’assurance dans la voix.
« C’est un Ange.
— Et alors ? Je l’ai été aussi.
— Mais tu as changé. »
Il lui prit le bras. Au-dessus de leurs têtes, dans la faible lumière de la ville, elle vit bouger les nuages bas. « J’aurais pu être comme lui, dit Byron. Je sais ce qu’il ressent.
— Et qu’est-ce qu’il ressent donc ?
— Ça t’intéresse ? »
Elle haussa les épaules.
« C’est comme marcher dans un nuage, expliqua-t-il. Tu es au-dessus de tout. Au-dessus de la peur, de ton corps. Ton corps est une machine, tu la déplaces, tu l’emmènes là où elle est censée aller. Tout est très clair, très lucide, parce qu’il n’y a pas de bien ou de mal, de meilleur ou de pire. Tu te contentes de regarder. Tout est ce qu’il est. Ni plus, ni moins. »
Cela rappela un souvenir à Teresa. « Je comprends ce que ça peut avoir d’attirant, dit-elle.
— Ça l’est. Mais c’est épuisant. Froid. Comme quand on reste debout au sommet d’une montagne : on finit par avoir peur de se trouver si haut au-dessus de tout, peur de ne plus pouvoir redescendre un jour. Et certains ne redescendent pas.
— Comme Ray ?
— Peut-être comme Ray.
— Mais tu disais avoir confiance en lui. »
Il haussa les épaules. « Je pense que le choix a toujours été difficile, pour lui. Il est revenu de la guerre avec quelques mauvais souvenirs, alors il y a cette motivation… le besoin de rester au-dessus. Mais je pense qu’en vérité il n’est pas à l’aise là-haut. Une partie de lui veut redescendre. Même après tout ce temps. » Il la regarda. « Quelle importance, pour toi ?
— Simple curiosité. »
Ils firent demi-tour pour regagner l’hôtel. « Ce ne serait pas une bonne idée, avertit Byron, de trop se soucier de Ray Keller. »
Teresa haussa les épaules.
Cette nuit-là, elle rêva à nouveau de la fille sans nom en haillons et chaussures rafistolées.
La fille la regarda des profondeurs de ses immenses yeux bruns. Comme toujours, Teresa fut surprise par l’intensité de son regard. De l’obscurité semblable à de la fumée tourbillonnait autour d’elle, l’angoisse imprégnait l’air turbulent.
« Presque rentrée, maintenant, dit la fillette d’une voix éteinte. Presque rentrée. »
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