Ce n’était pas un grand campement. Trop éloignée des grandes villes, peuplée d’avares, Haute Montagne ne présentait guère d’intérêt comme escale. Mais des hommes vivaient là, du moins pour un temps. Dans la pénombre sous le pont, elle vit des huttes de papier goudronné, de fer-blanc et de vieilles poutres. Un feu minuscule brûlait tant bien que mal. Quelques hommes dormaient, éparpillés comme des ordures sur le sol, les membres à divers angles. Le bruit de la rivière résonnait dans la structure en arc de cercle du pont. Elle s’avança autant qu’elle l’osait dans le demi-jour.
« Travis ? »
Elle entendit sa voix résonner aussi.
Il n’est pas là, se dit-elle.
Mais une ombre remua alors dans l’obscur recoin caillouteux où le pont rejoignait la rive, et Travis s’avança.
Elle constata avec soulagement qu’il ne ressemblait pas aux autres hommes, dont une partie venait de se lever pour poser sur elle un regard vide : il était, du moins pour le moment, plus soigné de sa personne, mieux habillé. Il n’avait pas l’air brisé, juste dans une mauvaise passe. Elle ne put concevoir qu’il ait réussi à vivre ainsi… pendant des jours, réalisa-t-elle, cela faisait presque une semaine qu’elle l’avait laissé seul à la cabane de l’aiguilleur.
« Tu n’aurais pas dû venir », dit-il.
Il avait perdu du poids. Il se tenait devant elle comme une colonne en pierre.
« J’ai besoin d’aide. » Le regard de Travis fuit le sien, et elle ajouta : « Tu m’as abandonnée.
— Non, pas toi.
— Anna ? Tu veux dire Anna ?
— N’en parlons pas ici. »
Elle remonta la berge derrière lui jusqu’à l’endroit où le pont enjambait le cours d’eau. Travis s’assit sur une butée en béton, le regard posé avec lassitude sur l’horizon.
« Travis, fit-elle en s’armant de courage, je sais que quelque chose ne va pas. J’ai posé la question à Anna. Elle n’a pas voulu m’expliquer, mais elle a dit que c’était une erreur… que tu n’aurais pas dû voir ce que tu as vu. Que tu n’étais pas prêt. » Elle s’humecta les lèvres. « C’était une erreur. Reviens, Travis, s’il te plaît. »
Il mit longtemps à répondre. Nancy serra son manteau contre son corps pour se protéger du vent vif.
« Tante Liza a peut-être raison, dit-il lentement. Pour Anna. Elle n’est pas humaine. » Il la regarda pour la première fois. « Tu comprends ?
— Non ! Comment pourrait-elle ne pas être humaine ? Elle…
— Tu as été avec elle. Tu sais. »
Eh bien… De toute évidence, beaucoup de points restaient mystérieux pour Nancy. Il se passait quelque chose d’anormal, bien entendu. Les gens normaux n’avaient pas besoin qu’on les séquestre pendant des mois dans des constructions délabrées. Mais… pas humaine ? Comment cela était-il possible ?
Travis serrait les poings.
« J’y ai renoncé pour elle, dit-il. Je l’avais à portée de main. Une vie. Une vie ordinaire. Elle m’en a attiré à l’écart.
— Elle est perdue, Travis. J’en ai discuté avec elle. Elle est juste perdue, rien d’autre. Je ne sais pas d’où elle vient ni de quelle manière elle prévoit d’y retourner… mais enfin, elle est perdue. Ce village ne l’aidera pas. C’est à nous de le faire. »
Elle voulut lui prendre la main, mais il se déroba, d’un geste si instinctif et si rapide qu’elle en fut choquée. « Non, dit-il.
— Mon Dieu. C’est moi. C’est moi, n’est-ce pas ? C’est quelque chose que moi, j’ai fait. »
Travis secoua la tête pour le nier. Mais son regard resta vide.
« Je te faisais confiance ! »
Il se tourna vers le pont.
« Travis ! Travis Fisher, espèce de salaud ! Je te faisais confiance ! »
Le vent la déchira.
Debout sur le pont, il regarda Nancy s’éloigner à grands pas dans la plaine. Une partie de lui-même voulait la suivre. Lui présenter ses excuses.
Mais il ne pouvait oublier ce à quoi il avait assisté dans la cabane de l’aiguilleur. La chose qu’était devenue Anna. L’expérience défiait la compréhension. Il savait juste que c’était vrai, que la chose-Anna n’était pas humaine, et qu’elle l’avait incité à trahir l’espoir qu’il pouvait nourrir d’un avenir ici à Haute Montagne.
À l’ouest, des ouvriers dressaient un chapiteau pour une réunion évangélique itinérante. Des bruits métalliques et des voix étouffées traversaient la plaine. Les réunions évangéliques sous chapiteau passaient chaque automne par Haute Montagne, lui avait indiqué Nancy. C’était le signal de l’imminence de l’hiver, aussi indubitable que la course des nuages sombres dans le ciel.
Il ne lui restait plus qu’à continuer son chemin… à continuer son chemin à la manière de ces hommes qui l’entouraient, en grimpant à bord des fourgons et des wagons plats. À fuir la neige, à chercher du travail. Travis s’y était résigné.
Mais pas tout de suite, se dit-il, même s’il ne pouvait expliquer ni à personne, ni à lui-même l’origine de cette réaction. Pas tout de suite.
Il resterait là encore un moment.
À l’ouest, les étendards du chapiteau s’agitaient en s’élevant sur leurs haubans dans le ciel gris.
Il pensa : Tout n’est pas encore réglé ici.
Alors qu’il se préparait pour la réunion évangélique, Creath Burack se regarda dans le miroir de la salle de bains en pensant : elle est partie.
Le miroir était fêlé à l’endroit heurté par Travis Fisher durant leur bagarre. Cela remontait à plusieurs semaines, mais Creath n’avait pu trouver l’énergie de procéder aux réparations. Un éclat de verre en forme de stylet était tombé au dos du miroir, si bien qu’il lui renvoyait son reflet divisé par une fissure noire.
Elle était partie. Il ne pouvait chasser de son esprit cette simple et terrible pensée.
Cela ne devrait pas avoir d’importance. Il se l’était dit. La situation s’était même améliorée. Liza s’affairait dans la chambre en fredonnant tout bas… et depuis combien de temps ne l’avait-il pas entendue chanter ? Un an, deux, trois ? Il savait aussi – comment l’ignorer ? – que la joie de vivre retrouvée de son épouse s’expliquait par l’absence d’Anna. Et c’était très bien… non ?
Il pensa néanmoins : elle est partie.
Pris de sueur, il agita son blaireau dans la tasse et se recouvrit avec application le menton de mousse à raser.
Eh bien, se dit-il avec fermeté, ça n’a pas d’importance. Rien n’en avait dans cette histoire. Ni Anna Blaise, ni sa propre humiliation par Travis Fisher. Ainsi est la chair, pensa-t-il : c’est une femme, elle est partie. Cela arrive.
Mais, bizarrement, d’une certaine manière, ce n’était pas sur le plan sexuel qu’elle lui manquait. Il marqua un temps d’arrêt, se regardant dans les yeux par l’intermédiaire du miroir brisé, et s’autorisa à se souvenir.
Avec elle, tout avait été différent.
Elle a en elle une douceur, se dit Creath en se remémorant le grain incroyablement lisse de sa peau contre la sienne. Il en avait pleuré malgré lui, cette douceur l’avait fait sangloter. C’était un plaisir qui s’insinuait profondément, qui remuait en lui des endroits secrets et le rendait conscient de tout ce qu’il avait perdu. Non seulement de l’échec de l’usine et des déboires de son mariage, mais d’une perte plus ample : dans les bras d’Anna, il sentait, avec trop d’acuité, le rétrécissement de la vie elle-même. Au début, pensa-t-il, on est une rivière qui coule à flots, mais la vie vous oppose ses barrages, ses encombrements et tous ces endroits arides et interminables. On perd en vitesse, en profondeur, en urgence, en désir. On finit filet d’eau dans le désert.
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