Il l’avait également assez souvent vu frapper parmi les vagabonds, et il ne lui trouvait rien d’attirant. Une fois mort, pensa L’Os, un corps humain a quelque chose de honteux, comme une poupée coûteuse jetée avec trop de désinvolture par un enfant. Pour L’Os, les morts semblaient toujours insultés : sujets aux outrages, et passivement maussades.
L’Os avait creusé un trou large mais peu profond, ressemblant moins à une tombe qu’à une espèce de cratère, plus ou moins concave, qui se remplissait désormais d’eau noire. Il estima que cela suffirait, et lorsqu’il se leva pour se tourner vers la ferme, il vit le halo de la lanterne d’Archie avancer dans sa direction sur le champ de blé dénudé. Archie avait cessé de pleurer, mais son visage se crispait en un rictus de chagrin, avec des yeux aux paupières lourdes et à l’apparence contusionnée.
« Ça ira », convint Archie. Il regarda L’Os. « Viens m’aider. »
Ils revinrent dans l’obscurité à la ferme des Darcy. Une seule lanterne brûlait dans la cuisine, où L’Os se déplaça entre les ombres. « Là », fit Archie d’une voix blanche. Il passa les mains sous les aisselles de Paul Darcy. L’Os écarta les jambes du corps jusqu’à pouvoir attraper celui-ci sous les genoux. C’était bien la mort. Avec encore, pensa-t-il, cette moue de poupée de chiffon, comme si le fermier retenait sa respiration pour protester contre l’injustice de la situation. L’Os regarda avec curiosité la grande tache rouge sur le ventre de Darcy. Ils soulevèrent le cadavre qu’ils emportèrent dans le champ de blé, dans le trou qu’y avait creusé L’Os.
Le corps les regarda du fond du trou. Haletant, Archie versa une pelletée de terre sur le visage de Darcy, comme s’il ne pouvait supporter ce reproche muet. Son geste reflétait une certaine pudibonderie et Archie se redressa rapidement en secouant la tête. « Encore un », dit-il.
Ce second cadavre s’avéra encore plus difficile pour L’Os. Mme Darcy gisait à l’autre bout de la cuisine, les bras et les jambes en croix près du poêle en fonte, et même si elle avait la même blessure que son mari, son visage semblait encore plus réprobateur. Peut-être était-il encore plus indigne avec un corps de femme, ce sale boulot de transport et d’inhumation. Archie pleurait à nouveau en arrivant à la tombe, sanglots sans larmes qui semblaient provenir du plus profond de sa poitrine. Mme Darcy fut déposée au fond du trou dans sa robe imprimée jaune, et L’Os vit que la pluie lui avait donné une expression perplexe, comme si cela la surprenait de se retrouver là à fixer ainsi du regard la nuit au-dessus d’elle. L’Os réprima une envie de s’excuser.
« Enterre-les, dit Archie en s’essuyant les mains sur son pantalon. Enterre-les aussi vite que tu peux. »
L’Os enfonça sa pelle dans le tas de terre : chof. C’était plus facile que de creuser.
Le dortoir débordait maintenant de lumière. Deacon s’y trouvait, emplissant sa musette et celle d’Archie d’objets pris chez les Darcy : fourchettes, cuillères, boîtes de conserve. L’Os ne lui trouva pas vraiment l’air joyeux, mais il y avait un rouge fiévreux sur ses joues et de la sauvagerie sur son visage.
« Une soirée de travail, disait-il. Tout ça en une soirée. Pas vrai, Archie ? Tout ça en une soirée de travail, pas vrai ?
— Pour l’amour du ciel, le supplia Archie, cesse d’en parler. »
L’Os attendait sur le seuil.
« On s’en va ce soir, dit Deacon. Trouve-nous un train. On bouge, L’Os ! Trouve-nous un train pour partir. »
L’Os hocha la tête. Il n’avait jamais rien voulu d’autre. En regardant Deacon soulever son sac, il se demanda pour la première fois si ces hommes étaient vraiment ses amis, si l’assassinat des Darcy était, comme l’avait assuré Deacon, « nécessaire ». Deacon le nourrissant en Californie, lui proposant une cigarette… à ce Deacon-là qu’il sentait fiable, L’Os avait accordé sa confiance.
Mais ce nouveau Deacon, tremblant littéralement d’énergie nerveuse et le regard fou dans la lueur de la lanterne, il ne le sentait pas du tout de la même manière. L’homme évoquait la cordite et la vengeance. Il avait tué. Il avait tué avec préméditation et sans pitié. Il pourrait recommencer.
Deacon fit signe à L’Os et tous deux sortirent un instant. « Juste entre nous… dit Deacon en attrapant l’épaule abaissée de L’Os. Non que je ne fasse pas confiance à Archie, comprends-moi bien. C’est mon pote. Mais il est un peu agité en ce moment… tu comprends ? J’ai récupéré quelque chose que je veux que tu me gardes, si possible sans qu’Archie soit au courant. D’accord ? »
L’Os haussa les épaules.
« Bien, se dépêcha de dire Deacon. Génial. » Et il enfonça quelque chose dans la grande poche du caban bleu de L’Os.
« Archie ! cria Deacon. C’est le moment d’y aller ! On veut faire la route avant que le soleil se lève ! »
Se laissant distancer sur la route mouillée qui les éloignait de la ferme, L’Os attendit un peu de la lumière de l’aube pour plonger la main dans sa poche et en sortir ce que Deacon y avait glissé. C’était une liasse humide de billets, toute banale dans sa grande main pleine de cals.
Il remit l’argent dans sa poche.
L’Appel avait gagné en force, et L’Os s’efforça attentivement d’entendre le bruit d’un train.
Nancy retrouva Travis au premier jour froid de l’automne.
À Haute Montagne, les saisons se conformaient toujours au calendrier. Le printemps voyait se précipiter fonte des neiges et floraison, l’été se déclarait avec audace et l’automne se dépêchait d’arriver à l’hiver, qui tombait quant à lui comme le couperet d’une guillotine. La plaine, incisant le ciel sur tous les horizons, autorisait ces saisons cliniques. Mais Nancy, pour la première fois, s’inquiétait vraiment. L’aventure n’en était plus une. Elle avait perdu Travis, et Anna ne voulait pas lui dire pourquoi. Le froid et le spectacle des chênes à gros glands perdant leurs feuilles semblaient de mauvais augure.
Elle observa un certain temps la demeure des Burack, attendit un certain temps avec Anna dans la cabane de l’aiguilleur. Travis ne se montra ni à l’une ni à l’autre.
S’il n’a pas quitté Haute Montagne, se dit-elle, il ne peut être qu’à un seul endroit.
Elle enfila un épais manteau et prit, dans le coffre du grenier renfermant les reliques de la vie de son père, un couteau de chasse qu’elle fixa à sa ceinture avant de se glisser dehors. Par ce samedi couvert, sa mère était partie à une réunion des Femmes baptistes. Des feuilles mortes la poursuivirent jusqu’à l’extérieur du village, puis il n’y eut plus que l’herbe sèche de la plaine. Elle suivit la rive sud de la Fresnel en direction du pont de chemin de fer.
Elle avait peur, même si elle essayait de se le cacher. Depuis toute petite, elle entendait des histoires sur les vagabonds des chemins de fer. Qui laissaient des marques codées sur les portes des maisons. Qui volaient des bébés. Qui vous tueraient pour la monnaie dans vos poches. Parfois, surtout ces dernières années, elle en avait vu venir chercher du travail au village. Ils lui avaient semblé moins menaçants que tristes, usés, érodés. L’impuissance semblait leur coller à la peau. De temps en temps, l’église leur donnait à manger, malgré la désapprobation de la mère de Nancy : « Cela ne fait que les encourager. Et quelle odeur ! »
Tristes. Mais Nancy ne doutait pas qu’ils pouvaient aussi se montrer dangereux. Comment un tel désespoir ne pourrait-il pas engendrer la colère ?
Des bardanes s’accrochèrent à ses jupes tandis qu’elle traversait les prés vides en direction de l’abrupt pont sur chevalets. Lorsqu’elle vit une légère fumée s’élever dans le ciel, elle fourra la main dans son manteau pour la refermer sur le rassurant manche en fanon de baleine du couteau.
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