« Ce qu’il projette me fait peur, avoua Archie. Je ne suis pas idiot. Ça ne s’arrêtera pas là. Je le sais. S’il commence, Dieu sait jusqu’où ça va aller. Tu comprends ? »
Mais les mots se succédaient à un rythme trop rapide. L’Os regarda Archie d’un air absent. Le soleil était passé derrière la ferme, les ombres s’allongeaient et s’épaississaient.
« En un sens, poursuivit Archie, je crois que tout a commencé en Californie, pendant l’attaque du campement, quand tu as tué ces fermiers, quand tu as assommé ce jaune comme, je ne sais pas, une espèce de cinglé, en balançant tes foutus gros poings… tu n’as pas vu ses yeux , L’Os, tu n’as pas vu son regard s’illuminer comme si, pour la première fois de sa vie, il voyait un type avec une matraque ou un uniforme se faire mettre K.-O. Pour la première fois, tu comprends, ce n’était pas lui qui allait au tapis, mais l ’autre , et ça a dû le rendre un peu fou, fou de désir de voir ça se reproduire… » Marquant un temps d’arrêt, Archie essuya du dos de la main son front en sueur. « Chaque fois qu’il te regarde, c’est ce qu’il voit.
— Ce n’est pas de ma faute, parvint à dire L’Os. C’est en lui.
— Tout au fond de lui. Tu l’en as fait sortir.
— Regarde-moi, dit L’Os. Qu’est-ce que tu vois ? »
Archie l’observa. L’Os sentit la confusion du petit homme.
« Il n’y a pas de mal en toi », reconnut Archie, qui semblait désormais retenir ses larmes. « Je n’ai jamais dit qu’il y en avait ! Mais écoute, L’Os, il faut qu’on l’en empêche ! Sinon ces gens, les Darcy, ne vont pas juste se faire voler, il pourrait leur arriver pire, ils pourraient être blessés… tués, peut-être. Je veux dire, j’ai vu de quelle manière il les regarde, de quelle manière il regarde cette ferme, et il s’évertue à les haïr, à les haïr pour ce qu’ils ont, accumulant en lui de la jalousie comme de la bile amère… »
Mais ces paroles échappaient à la compréhension. L’Os ne percevait que la peur s’accrochant à Archie comme une mauvaise odeur. Il souhaita pouvoir faire quelque chose. Mais il ne pouvait contrôler Deacon.
Quand Deacon me regarde, pensa-t-il, il se voit lui-même : Deacon tuant ce jaune, Deacon serrant ses gros poings.
Et quand Archie me regarde, pensa-t-il encore, il voit Archie : Archie qui tremble, qui veut réagir et ne peut rien faire.
L’Os aurait pu parler, essayer d’expliquer… mais la peur du petit homme déferla sur lui comme une vague, si bien que les mots devinrent flous, lui échappèrent.
Effrayé, il se retourna et fuit dans la grange.
Cette nuit-là, sur sa couchette, il rêva à nouveau du Monde Précieux et de ses paysages ornés de joyaux, et s’éveilla avant le chant du coq en frissonnant dans le noir. L’Appel résonnait plaintivement en lui, mêlé, d’une manière ou d’une autre, au mugissement lointain d’un train. Si proche, maintenant. Si proche…
… que L’Os ne pouvait plus attendre.
Au matin, il alla se savonner à l’abreuvoir en bois à côté de Deacon. Il se lava maladroitement. Son corps nu était énorme et bizarre, avec ces tendons et articulations étrangement reliés, seulement à peu près humain. Deacon et Archie avaient depuis longtemps cessé de commenter ses particularités, dont il avait toutefois douloureusement conscience ce matin-là. Il lui tardait de savoir ce qu’il signifiait, ce qu’il était… et il savait que seul l’Appel pouvait lui apporter une réponse.
« Ce soir, dit-il à Deacon. Je pars ce soir. Je ne peux pas rester plus longtemps. »
Deacon cessa de s’essuyer le visage et regarda longuement L’Os d’un air songeur.
« D’accord, dit-il. Très bien. Ce soir, donc. »
L’aube blêmissait le ciel.
À la mi-journée, le temps s’était couvert. Les nuages gris s’accrochèrent d’un horizon à l’autre jusqu’à la fin de la journée, s’effilochant sans jamais se déchirer, et à leur plus noir, une pluie épaisse tomba, consignant Deacon, Archie et L’Os dans les quartiers des journaliers. Il faisait si sombre que leur lanterne peinait à éclairer.
L’Os avait conscience du silence entre Archie et Deacon, de la manière dont ils se tournaient autour comme des chats nerveux. Il n’y eut ce soir-là ni poker ni discussion. Rien que le bruit de la pluie martelant le toit en pisé.
Archie se leva impulsivement peu avant que l’obscurité s’installe pour la nuit. Il s’étira, jeta un coup d’œil à Deacon et dit : « Quel putain d’endroit ! » avant de se baisser pour franchir la porte en direction des toilettes.
Assis sur sa couchette, Deacon suivit son départ des yeux. Dès que la pluie dissimula Archie, il se leva.
« Je sors un peu, dit-il à L’Os. Reste ici. Tu m’entends ? Ne bouge pas.
— Deacon…
— Ferme-la. »
La puissance contenue dans la voix de Deacon fit reculer L’Os.
« Ferme-la, chuchota farouchement Deacon, et ne bouge pas, c’est tout ce que je te demande. »
L’Os ne fit pas un mouvement.
Tout comme Archie un peu plus tôt, Deacon sortit sous la pluie, mais prit une direction différente, celle de la ferme.
L’Os attendait toujours, les yeux sur la pluie, les genoux relevés, se balançant au rythme de l’Appel en lui, lorsque Archie revint. « Le fils de pute », dit-il après un coup d’œil à la couchette vide de Deacon, en se tournant les larmes aux yeux vers L’Os. « Où est-il ? Oh mon Dieu ! Il est sorti ? Il est allé là-bas ? »
L’Os montra la ferme, silhouette sombre dans la pluie tombant devant la porte.
Archie tituba comme si on venait de lui décocher un coup de poing. Il eut soudain l’air tout petit, aux yeux de L’Os. Petit et vieux. Son chagrin semblait une aura ténébreuse. « Oh, mon Dieu, L’Os, viens, viens avec moi, il faut qu’on l’arrête, qu’on l’arrête avant qu’il soit trop tard ! »
C’était demandé avec une telle sincérité que L’Os n’hésita pas et suivit Archie en courant sous la pluie. Il se retrouva aussitôt frigorifié et trempé, l’eau glissant dans ses cheveux très courts, s’insinuant dans le col de son caban pour passer sous sa chemise à carreaux déchirée et descendre le long des protubérances de sa colonne vertébrale. Ils atteignirent la ferme, où L’Os se pressa contre une fenêtre de la cuisine. Il ne put voir à travers la vitre opaque de condensation, mais le verre humide lui renvoya son propre reflet, yeux caves, pâle, énorme. Il faisait noir dans la cuisine. Archie cria : « L’Os ! L’Os, la porte est verrouillée ! Enfonce-la, pour l’amour du ciel, il est dedans, L’Os… »
Mais à l’intérieur, deux éclairs lumineux déchirèrent alors les ténèbres, et leur bruit résonna douloureusement dans les tympans de L’Os. Le grand fusil de chasse de Darcy, devina-t-il. Celui accroché au mur. Et dans le silence sinistre qui suivit, il n’y eut que le tambourinage de la pluie, le fracas d’une bouilloire en cuivre tombant dans la cuisine et les sanglots d’Archie.
En creusant le trou, L’Os pensa à la mort.
Il régnait une obscurité totale, bien que la pluie se fut réduite à un crachin. Il travailla avec méthode, se battant avec la grande pelle des Darcy contre le sol mouillé et le paillis qui jonchait le champ de blé, retournant la riche terre brune. Il tremblait à cause du vent nocturne sur ses vêtements trempés, aussi grinçait-il des dents en enfonçant brutalement la pelle dans la terre rebelle. Il sentait l’odeur de son travail.
La mort n’est pas une si mauvaise chose, se dit-il. Il lui était arrivé de se demander si l’Appel ne provenait pas en fait de la mort, si cette douceur évasive ne serait pas celle accompagnant la libération de son corps difforme. Cela pouvait être le cas, d’une certaine manière… mais la mort l’avait approché à de nombreuses reprises et il ne l’avait jamais acceptée. Le corps résistait. Il lui manquait quelque chose.
Читать дальше