Il secoua la tête. Il ne saignait plus et il arrivait à bouger le bras. C’était une blessure propre, peut-être ne s’infecterait-elle pas. « J’ai besoin de chaleur. Et de nourriture.
— On pourrait faire un feu… mais cela risque d’attirer l’attention.
— Fais-le, décida Travis. Personne ne viendra dans le coin aujourd’hui. »
Il se réchauffa près des flammes. Il ne se sentait toujours pas assez solide pour marcher. Le vertige allait et venait, la nausée aussi. Nancy lui apporta de l’eau de la rivière. Mais elle savait qu’il fallait aussi qu’il mange.
« Il reste de la nourriture dans la cabane, dit-elle.
— Je me demande combien de temps ça prend.
— Je n’en sais rien. Elle ne l’a jamais dit. » C’était inimaginable, les prodiges de guérison qui devaient se produire à l’intérieur. Elle avait vu L’Os, elle connaissait Anna et elle ne pouvait concevoir quelle créature sortirait de ce mariage du feu et de l’eau, de la terre et de l’air.
Travis la regarda. « On ne peut pas revenir, tu sais.
— Je sais.
— On n’a pas vraiment d’endroit où aller.
— Je me disais… l’Ouest, peut-être. La Californie, par exemple. » Elle haussa les épaules. « Il y fait plus chaud. »
Il hocha la tête.
« Tu es sérieux ? demanda Nancy.
— Sur quoi ?
— Voyager ensemble ?
— Oui… Enfin, si tu veux bien. »
Elle le regarda comme de très loin. « Qu’est-ce que tu as vu tout à l’heure, avec L’Os ? Qu’est-ce qu’il t’a montré ? »
Travis haussa les épaules.
Ils firent une brève apparition, Anna et L’Os, à midi.
À la lumière du soleil, tout semblait très banal. L’air n’avait rien perdu de sa fraîcheur, mais on sentait nettement peser le soleil d’automne. Il fait tout ressortir, se dit Nancy, le moindre brin d’herbe, les silos noirs à l’horizon, ce moineau qui fond sur la prairie. Il y avait des particules de poussière partout.
Ils sortirent de la cabane de l’aiguilleur, désormais être unique. Elle ne vit rien de L’Os ou d’Anna dans cette créature, qui lui rappela plutôt une espèce d’oiseau, avec des ailes de lumière déstructurées à l’arrière, une courbe gracieuse suggérant un corps, des tourbillons obscurs en guise d’yeux. Elle ne volait pas, se contentant de flotter dans l’air. Nancy retint sa respiration. La créature était difficile à regarder, elle semblait posséder trop d’angles, comme un vitrail d’église plusieurs fois replié sur lui-même, la délicate lumière rose et ambre prise dans des labyrinthes que l’œil ne pouvait suivre. La créature s’avança vers Travis.
Nancy se dit qu’il allait peut-être essayer de se lever, malgré ses blessures, essayer de s’enfuir, mais il n’en fit rien. La créature s’approcha de lui et il se contenta de la regarder, écarquillant les yeux sans la moindre peur.
Dieu du ciel, pensa Nancy, qu’a-t-il donc appris tout à l’heure ?
La créature s’immobilisa en surplace. Nancy vit une aile s’abaisser. Sa membrane de lumière se déplaça au-dessus de Travis – ou le traversa – comme une caresse, en un geste à la fois si tendre et si complètement inhumain que Nancy en fut presque révulsée. Puis la créature s’éloigna, s’éleva ou diminua : Nancy n’aurait pu dire au juste.
Elle alla voir Travis. Celui-ci, avec un émerveillement croissant, ôta le bandage qu’elle lui avait confectionné.
La blessure s’était refermée, il ne restait plus qu’une très vague cicatrice.
« Ils nous connaissent, lui dit-il d’une voix rauque d’admiration. Ils nous connaissent encore. »
Ils se retrouvèrent donc seuls. La créature qui était Anna et L’Os s’éloigna au-dessus de la prairie en un mouvement impossible qui fit cligner et détourner les yeux à Nancy. Partis, pensa-t-elle, disparus dans les méandres entre les mondes… et durant un moment, elle fut prise d’une envie indicible. Le souvenir du Monde Précieux encore bien vivace dans son esprit, elle pensa : je veux les suivre, les suivre… mais L’Os et Anna étaient partis là où on ne pouvait les suivre, avaient disparu le long d’un axe invisible. Il ne restait plus que la plaine – houle d’herbe, de symphorine, de vulpin et de lupin jusqu’au lointain rivage du ciel ; contenant tout ensemble (d’une manière ou d’une autre) été et hiver, printemps et automne… et Nancy pensa : eh bien, cela suffit, j’imagine. Cela suffit.
Elle se déplaça avec appréhension à l’intérieur de la cabane sombre et vide. Elle avait désormais l’impression que la plus grande partie de sa vie s’était déroulée là, dans cet espace confiné… rendu bizarrement étranger par l’absence d’Anna. La porte était tombée sous le coup de pied de Greg Morrow. Des doigts de soleil sondaient tous les endroits secrets. Le matelas était abîmé et souillé, avec les anciens vêtements d’Anna empilés dessus. Il y avait aussi ceux de L’Os, dont, jeté dans un coin, son vieux caban bleu taché de sang.
Elle replia proprement la robe qu’elle mit de côté, geste modeste, mais apaisant. Le caban bleu, bien qu’alourdi par le sang, méritait à ses yeux le même acte respectueux. Mais lorsqu’elle le souleva, un paquet tomba d’une des poches.
Curieuse, Nancy le ramassa.
Il y avait foule dans le wagon de marchandises à bord duquel ils quittèrent Haute Montagne, et Nancy fut consternée par la composition de celle-ci. Il ne s’agissait pas de simples vagabonds comme ceux qu’elle avait vus sous le pont de chemin de fer, mais de familles entières, hommes, femmes et enfants, émigrant dans l’Ouest, talonnés par l’hiver et la pauvreté. Des parias, pensa-t-elle, des exilés, et nous aurions très bien pu nous retrouver parmi eux, devenir comme eux… En vérité, nous ne valons guère mieux, malgré l’argent tombé du caban de L’Os (assez pour de la nourriture et un petit loyer)… mais quand même, d’une certaine manière, nous sommes différents. C’était écrit sur le visage de Travis.
Les silos et le château d’eau disparurent derrière eux. Un vent froid traversa les lattes du wagon, la poussant à se réfugier contre Travis. Il la serra dans ses bras avec une douceur qu’elle n’avait encore jamais sentie en lui. Elle regarda son visage : il regardait le gris au loin en fronçant les sourcils, inquiet, devina-t-elle, de leur destination et de ce qu’ils y feraient ; mais il y avait aussi autre chose en lui de peu familier, de complètement nouveau. Il se rendit compte qu’elle le regardait et lui sourit. Et c’est le sourire, s’émerveilla Nancy, d’un homme qui vient juste de pardonner à quelqu’un, ou qui a lui-même été pardonné.
Il n’y eut aucun office funèbre à Haute Montagne en novembre. Personne ne dirait (même si certains s’en doutaient) que Creath Burack était mort. Liza alluma tous les soirs une bougie à la fenêtre du salon durant ce mois de froideur, dans l’espoir que son mari arrive à retrouver le chemin de la maison. Mais il ne le fit pas, et à la première neige, elle rangea le bougeoir dans un tiroir de la commode, en lieu sûr entre un sachet de lavande et une nappe en lin pliée avec soin. Pour Creath, comme pour elle, il n’y eut pas de retour.
FIN