— Non. Merci. »
Mal à l’aise, Liza s’appuya dos au comptoir de la cuisine. Elle avait conscience du tic-tac de l’horloge. « Faye… si c’est à propos de l’élection…
— L’élection ? » Elle ne sembla pas comprendre. « L’élection… non. C’est bien plus grave. » Elle ajusta ses lunettes à double foyer sales. « Nancy est partie. Tu le savais ?
— Nancy ? Partie où ?
— Là où lui est, j’imagine. Travis. Tu sais, je prie pour qu’ils arrivent à s’en aller tous les deux sains et saufs. Vraiment, je prie pour. Est-ce manquer de sens chrétien, Liza, de vouloir qu’ils s’en aillent tous les deux ? Mais s’ils restent ici, il leur arrivera du mal. Ou pire. » Elle regarda Liza droit dans les yeux. « C’est ce soir, tu sais.
— Je ne comprends pas… ce soir ? Tu veux dire la réunion des hommes ?
— Une réunion ? Tu crois que c’est ce qu’ils font ? C’est pour cela que Creath nettoie son fusil, Liza ? » Faye Wilcox posa ses mains dodues à plat sur la table. Elle avait les lèvres pincées. « C’est une troupe. Une bande armée. »
Une milice , pensa Liza. Mais… « Tu ne peux pas le savoir.
— Pourquoi donc ? La rumeur court dans tout le village. Mais il n’y a pas besoin d’une rumeur pour savoir.
— Mais Travis ? Il est sûrement parti ?
— Je ne crois pas. Pas tant que Nancy est là. »
Liza ne dit rien, se contentant d’agripper les bords biseautés du comptoir de cuisine. Faye se leva d’un coup. « Le propre fils de ta sœur ! Comment peux-tu faire preuve d’une telle dureté ! »
Travis est perdu , pensa-t-elle abasourdie. Elle l’avait rayé du livre de son cœur. Mais elle pensa à Creath avec son fusil… aux autres hommes avec le leur. « Faye…
— Non, répondit tristement Faye Wilcox. J’ai été idiote de venir. » Elle gagna la porte de derrière, qu’elle ouvrit. Les gonds grincèrent et une brise entra, porteuse d’une odeur de bois fumé. C’était ce que Liza aimait depuis toujours dans l’automne : ce parfum mélancolique dans l’atmosphère, l’odeur de l’hiver rôdant quelque part derrière l’horizon. Une feuille morte, portée par le vent, tourbillonna jusque sur le sol de la cuisine. « Prie pour eux, dit Faye. Fais au moins ça, s’il te plaît. »
Liza déglutit et hocha la tête. Faye Wilcox referma la porte derrière elle.
Lorsque vint pour Creath le moment de sortir, Liza craignait autant pour lui que pour Travis : cette peur s’était nichée comme un être vivant dans sa poitrine. Deux berlines s’immobilisèrent devant la maison et klaxonnèrent. Creath se leva de sa chaise avec une lenteur glaciale pour se diriger vers la porte, le fusil à la main.
Liza s’accrocha à son bras. « N’y va pas, Creath. » Il se tourna pour la regarder et elle fixa délibérément les yeux sur sa chemise à carreaux rouges. Sa vieille chemise de chasse. « Peu importe ce qu’ils veulent. Reste. Ça pourrait mal tourner… je ne veux pas que tu sois blessé. »
Mais il libéra son bras. Le fusil dégageait une étouffante odeur de métal huilé. Liza sentit ses yeux s’emplir de larmes.
« C’est acquis », dit Creath, et elle comprit aussitôt qu’il ne parlait pas seulement du fusil dans sa main mais de toute l’histoire, des hommes qui attendaient dehors, des Femmes baptistes, de la réunion évangélique itinérante : de tout cet écheveau de choses et de gens dans lequel elle, Liza, les avait délibérément intégrés ; et elle recula d’un pas, la gorge nouée. « Acquis et payé, continua Creath avec solennité. On ne peut plus se dédire. »
Non, pensa Liza, impossible qu’il soit trop tard… elle pensa à Faye Wilcox raide comme une pierre tombale dans la cuisine moins d’une heure plus tôt (une troupe… une bande armée… prie pour eux) et sentit la peur l’envelopper comme un grand manteau. Creath venait d’ouvrir la porte, de tourner le dos : une bourrasque de vent froid d’automne l’escorta vers ces deux automobiles noires en attente à l’ombre des érables, et elle pensa il va mourir il ne reviendra plus , elle pensa, oh mon Dieu, pardonnez-moi et tendit la main vers lui, bêtement, en suppliant : « Creath !… »
Mais déjà les automobiles s’éloignaient, leurs moteurs grondant contre la nuit comme des animaux, et Liza vacilla sur les planches usées de la galerie, seule, agrippant à hauteur de la gorge son vieux pull-over blanc en laine, pensant : il a raison. C’est acquis.
Acquis et payé.
Nancy porta le bol de porcelaine aux lèvres d’Anna. Celle-ci but quelques gorgées et l’aura de feu bleu, désormais permanente, faiblit un peu. « Travis conduit L’Os ici ?
— Il essaye. »
Nancy se rassit en réfléchissant. Le soleil avait disparu. Par des jours dégagés comme celui-ci, l’obscurité venait vite. Derrière la porte ouverte de la cabane de l’aiguilleur, le ciel abandonnait ses dernières lueurs, dont Nancy profita pour allumer une bougie. Elle constata avec surprise que sa main tremblait.
Elle se tourna vers Anna. Comme il restait peu d’elle ! Elle était presque devenue transparente, son humanité un fragile récipient pour cette lumière bleue qui menaçait de lui échapper… de se disperser, supposa Nancy, comme un nuage de fumée, Anna serait alors perdue dans le vent, elle aurait disparu. « Raconte-moi à quoi ça ressemble », demanda-t-elle sur une impulsion.
Anna tourna la tête. « Le Monde Précieux ?
— Oui.
— À un endroit. Je suis désolée… je ne peux pas le décrire d’une manière compréhensible pour toi.
— Cela ne ressemble pas à ici, dit Nancy.
— Non.
— C’est très beau ?
— Souvent.
— Tu en rêves ?
— Oui.
— J’en rêve de temps en temps.
— Je sais, dit Anna d’une voix distante.
— Vous devez être très puissants… pour pouvoir venir ici.
— Peut-être même trop. »
Elle pense à L’Os, comprit Nancy. L’Os pourrait être dangereux. « Assez puissants pour venir ici… et assez puissants pour en repartir.
— J’espère.
— As-tu trouvé ce que tu cherchais, ici ? »
Anna eut un léger sourire. « Je ne sais pas. Je crois, oui. Un séjour dans la nature sauvage. Tu pourrais te poser la même question.
— C’est là où je suis ? Dans la nature sauvage ? » Mais c’était une question stupide. Elle regarda autour d’elle. La cabane, la plaine, la nuit…
« Pour longtemps, je crois », dit Anna.
Nous sommes tous des exilés . « Je t’envie… dit-elle. J’aimerais avoir un endroit où rentrer.
— Tiens », dit Anna en tendant la main. Nancy la regarda, le doute sur le visage. « C’est tout ce que j’ai à donner, ajouta la femme non humaine. Pas grand-chose. Un rien. »
Nancy la toucha.
Après, elle supposa qu’Anna lui avait transmis une espèce de souvenir, un aperçu de son propre passé : c’était indicible, évanescent, et il n’en subsistait que l’impression d’une grande lumière, d’une grande chaleur, d’une grande couleur brillante, comme si, se dit Nancy, elle avait pénétré dans le cœur du soleil. Et le souvenir, si inadapté fut-il, renfermait lui-même un peu de chaleur qui la réchauffa et la rassura.
Je le garderai, pensa-t-elle. Je conserverai ce souvenir comme un porte-bonheur et ne le sortirai qu’en cas de besoin.
Impassible, Anna la regardait.
« Ton monde, dit Nancy d’un ton solennel, est très étrange et magnifique. »
Anna sourit. « Le tien aussi.
— Vraiment ? » Surprise, Nancy leva les yeux dans la lueur vacillante de la bougie. À l’extérieur de la cabane, un océan d’herbes se courba sur la prairie en sifflant dans le vent. Elle dit lentement : « Il pourrait l’être. Oui, je crois qu’il pourrait l’être. »
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