Au café, Darcy leur demanda à chacun comment ils en étaient venus à vagabonder dans la campagne.
Deacon parla du travail qu’il avait accompli au parc à bestiaux de Chicago, raconta qu’il avait été marié et père d’un enfant – « mais ça s’est terminé avant le Krach » – et que voyager dans les wagons de marchandises n’était pas nouveau pour lui. Il l’avait fait pour la première fois en revenant de guerre, et recommencé à l’occasion. « Maintenant, bien entendu, tout le monde le fait. » Il s’exprima longuement et avec entrain, mais la manière dont il observait la cuisine des Darcy, ses yeux s’attardant songeusement sur les étagères en bois, le ventre noir du poêle à charbon et le fusil pendu à des crochets ornés fixés au mur n’échappa pas à L’Os.
Ce fut ensuite au tour d’Archie. Il raconta avec hésitation son enfance en Louisiane et l’échec de la migration familiale à New York. Avant la misère, il avait travaillé comme livreur, taxi, vendeur, « enfin, tout ce qui pouvait rapporter un peu d’argent. Je n’ai jamais été marié ni rien. Personne d’autre que moi dont me préoccuper ».
Darcy se tourna alors vers L’Os. Mis en nage par le regard des époux Darcy, il confia d’un ton hésitant se tenir à l’écart, s’être à peu près toujours tenu à l’écart et voyager dans les trains de marchandises depuis aussi longtemps qu’il s’en souvenait.
« Mais, dit Mme Darcy, il y a forcément eu un avant ? Je veux dire, personne ne naît vagabond, si ? »
Paul Darcy se hâta de faire taire sa femme. « Meg, cela ne nous regarde pas. L’Os nous a aidés à sauver la moisson. C’est tout ce qui compte.
— Mais si, protesta L’Os. Je suis né comme ça. Si. »
Il y réfléchit cette nuit-là, n’arrivant pas à dormir sur la couchette trop courte pour ses jambes tendues et trop étroite pour lui, s’il ne s’allongeait pas sur le flanc. D’où venait-il donc ? Chaque chose a une origine. Il avait appris cela. Les oiseaux provenaient des œufs, les feuilles des arbres, le blé du blé, et cela remontait en spirale jusqu’à une infinité inimaginable. Lui-même semblait représenter la seule exception à cette loi universelle. Les oiseaux proviennent des œufs, se dit-il, les feuilles des arbres, et L’Os de… de quoi ?
Glissant dans l’inconscience, il rêva d’un endroit différent de tous ceux qu’il avait vus, avec des couleurs brillantes et des formes n’ayant de sens qu’en rêve, des créatures d’une intégrité et d’une pureté insupportables évoluant dans un paysage orné de joyaux. Un endroit qui n’existait pas, bien entendu, mais en rêver le remplit d’une tristesse inexplicable et lui donna envie de pleurer, sans qu’il y parvienne.
Il s’éveilla en se sentant souillé, laid, inadapté. Il pensa : je ne suis pas la moitié de ce que je devrais être et ressentit l’Appel, cette douce voix aiguë en lui, aussi douloureusement irrésistible que le cri nocturne d’un sifflet de train, désormais plus insistant mais aussi plus discret, désormais facile à enfouir sous les bruits quotidiens des machines, des animaux de la ferme, du vent brûlant qui partait au loin.
À la fin de la semaine, ils avaient achevé le battage, le grain était prêt à être camionné au silo en ville et vendu pour ce que Darcy le fermier appela « des prix de forclusion » : vingt-quatre cents le boisseau. La charge de travail s’étant allégée, Deacon et Archie passèrent davantage de temps ensemble, jouant aux cartes à la lueur de la lanterne après la tombée de la nuit, la voix de Deacon aussi incessante et aussi étrangement réconfortante que le tic-tac d’une horloge. Deacon parlait plus souvent des Darcy. Et Archie, souvent, gardait un silence maussade.
« Ils n’ont pas d’enfants, disait Deacon, et comme la moisson est terminée, il n’y a plus personne à des kilomètres à la ronde. C’est l’occasion idéale.
— Non, répliqua Archie. Ce que tu envisages revient à s’exposer aux pires dangers.
— Quand les temps sont durs, proféra Deacon avec gravité, prendre des risques est le seul moyen de réussir. Tu veux rester clodo jusqu’à la fin de tes jours ? Passer le reste de ta vie dans un bidonville en carton-pâte ? Mon Dieu. Quel autre moyen y a-t-il de devenir riche à part prendre leur argent aux gens ? C’est cruel… évidemment que c’est cruel… mais le monde fonctionne de cette manière, tu ne peux rien contre, autant discuter avec des cailloux et de l’eau.
— Mais si on prend leur argent… » commença Archie sans grand espoir. Deacon l’interrompit.
« Ils ont des terres. Ils ont cette ferme. On ne leur fait pas autant de mal en leur prenant leur argent que nous nous en faisons en ne le prenant pas. Darcy n’aurait pas pu faire cette moisson sans nous… tu l’as entendu, il l’a dit lui-même. On a travaillé et cela mérite salaire. En un sens, c’est notre argent. »
L’Os écoutait avec tristesse et incompréhension. Il ne comprenait pas l’argent. D’une manière ou d’une autre, l’argent provenait du blé, qui appartenait à Darcy, non ? Il se dit que Deacon devait savoir de quoi il parlait… mais on aurait dit qu’un mauvais pressentiment flottait dans l’air, l’odeur métallique de la peur d’Archie et des besoins impérieux de Deacon.
« Des gens nous ont vus, rappela Archie. Ils savent à quoi on ressemble. On se fera choper.
— Ah oui ? répondit Deacon. Vraiment ?
— Le shérif, détailla Archie, les gars venus aider Darcy pour la moisson…
— Regarde-toi. Et regarde-moi ! Réfléchis-y. On pourrait être n’importe qui. N’importe quel chemineau, il y a cinquante types avec exactement la même gueule que nous.
— Mais L’Os…
— Ils voient L’Os , justement ! Il y avait qui, à la ferme ? Eh bien, ces deux types, des vagabonds, et un troisième bizarre. S’ils recherchent quelqu’un, ce ne sera pas nous. »
L’Os comprit que Deacon préparait un vol et que les Darcy en seraient les victimes. Cette perspective le mit mal à l’aise, mais il se tourna sur le côté et ferma les yeux. Cette action imminente ne pouvait être empêchée. Il avait attribué sa loyauté, il ne pouvait plus la reprendre.
« Mais les Darcy, argumenta Archie d’un ton patient, ils sauront que ce n’est pas L’Os qui a pris l’argent.
— Ça, répondit doucement Deacon, c’est un autre problème. »
Archie le prit à part le lendemain soir, au crépuscule d’une journée caniculaire où le vent soulevait la poussière dans les champs moissonnés. La terre dénudée semblait du tissu cicatriciel. Les moissonneuses-lieuses n’avaient plus rien à faire, L’Os le savait, car Darcy les avait nettoyées et graissées avant de les entreposer sous des bâches, dissimulant leurs angles luisants jusqu’à la saison prochaine.
« Il faut que tu comprennes Deacon, dit Archie. Que tu comprennes le genre de type que c’est. »
L’Os appréciait Archie. Sa petite barbe le fascinait, ainsi que la manière dont il tenait le miroir de Deacon. Mais Archie fronçait les sourcils et L’Os sentit la peur qui s’accrochait à lui depuis quelques jours. Ils se tenaient appuyés à une clôture en demi-rondins, et Archie tournait vers lui son petit visage au regard fuyant.
« Je suis avec lui depuis longtemps, dit-il. C’est un type bien. Sans lui, j’aurais sauté beaucoup de repas. Il déborde toujours de plans et de projets. Tu le sais. »
L’Os garda le silence.
« Mais il est ambitieux, reprit Archie. J’ai déjà assisté à ça. C’est comme avec les jeux de dés. Pareil. Une fois lancé, il ne sait pas s’arrêter. »
Les mains d’Archie tremblaient. L’Os perçut la peur emmagasinée dans le petit homme. La peur est contagieuse, pensa L’Os, elle est doucereuse et collante, comme le brouillard.
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