Mais Faye Wilcox fit volte-face et s’éloigna à grands pas.
Liza sentit s’épanouir en elle un plaisir pervers.
Qu’elle parte, se dit-elle. Aucune importance. Qu’elle parte.
Tout est possible, songea-t-elle avec une bouffée de joie.
La cabane de l’aiguilleur s’en trouvait à presque cinq cents mètres, mais si elle tendait l’oreille, Nancy distinguait le murmure des voix sous le chapiteau. Quand elle poussa la porte, le battement de son cœur couvrit les chants.
« Tu es venue », constata Anna Blaise.
Nancy soupira, bruit confiné dans l’obscurité de la cabane. Les paroles de Travis lui résonnaient dans la tête. Pas humaine . Cela n’avait aucun sens… même si on décelait, en effet, quelque chose d’indéfinissable chez Anna, une espèce de légèreté éthérée, une impression de pas-là. Qui avait de surcroît gagné en force au cours de la semaine. Anna était plus pâle que jamais. Nancy se dit qu’on pourrait voir une lumière puissante à travers son corps. « J’ai eu du mal à m’échapper.
— Ta mère ?
— Il y a une réunion évangélique itinérante, au village. Tu sais ce que c’est ?
— J’ai entendu. »
Ses yeux, songea Nancy. Si tranquilles, si larges. « Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir continuer. Elle voulait que je l’accompagne. Ça comptait pour elle. Si je n’y vais pas, c’est mauvais pour son image. Elle m’a suppliée. Et menacée.
— Elle pourrait te faire du mal ?
— Pas physiquement. Plus maintenant. Elle pourrait me mettre dehors, j’imagine. Peut-être, oui… si on en arrivait là.
— Je suis désolée de t’avoir placée dans cette situation, s’excusa Anna d’une voix doucement musicale dans l’obscurité de la cabane.
— Je l’aurais accompagnée, ce soir, si tu n’avais pas dit que c’était important.
— Ça l’est. »
Le silence s’éternisa.
« J’ai aussi vu Travis, finit par dire Nancy.
— Je suis désolée, pour Travis.
— Il m’a demandé une explication, je n’ai pas pu lui en fournir.
— Je sais.
— Il a dit… » Elle se lécha les lèvres. « Il a dit que tu n’étais pas humaine.
— Nancy ?…
— Oui ?
— Il a raison. »
Il faisait vraiment très sombre dans la cabane. Seul un léger rayon de lune passait par les interstices des parois. Nancy entendit dans le lointain les douces voix assemblées du chœur de la réunion évangélique. Elle choisit ses mots avec soin : « Je ne comprends pas. » La peur se dévidait comme un ressort en elle.
« Travis a vu trop de choses trop tôt… et il n’a pas compris. Mais toi, maintenant, tu dois comprendre. Ce soir, je vais avoir besoin de ton aide.
— Je ne sais pas de quoi tu parles !
— Chhh. » La voix devenait apaisante. Maternel, le cœur de Nancy battit dans sa poitrine… mais elle resta. Elle ne s’enfuit pas.
Anna expliqua. Nancy eut l’impression d’écouter une histoire qu’on raconte aux enfants à l’heure du coucher.
« Je suis, dit-elle d’une voix chantante et cadencée, très, très loin de chez moi… »
À la nuit noire, Travis longea la berge jusqu’à la cabane de l’aiguilleur.
Il ne savait pas trop ce qui le poussait. Une impatience. Un malaise. Un besoin de voir à nouveau… comme la langue a besoin de tâter une dent douloureuse. La nuit était froide et les étoiles au-dessus de lui se déployaient dans un ciel cruellement vide.
C’est une sorcière. Un monstre. Elle n’est pas humaine.
Il pensa à Creath montant les escaliers à pas feutrés, séduit par sa féminité.
Elle est cette chose avilie que maman était devenue, se dit-il, corrompue par son sexe, mais en pire, en cent fois pire…
Maman, je te protégerai , dit en lui le petit garçon de six ans.
Sa tête était devenue une cacophonie de voix.
Mais celle-ci n’a pas besoin de protection, pensa Travis.
La porte de la cabane s’ouvrit alors, le poussant à se dissimuler parmi les ruines fragiles des saules blancs de l’été. Deux silhouettes au clair de lune. Il reconnut Nancy au premier coup d’œil. La forme s’appuyant contre elle ne pouvait être qu’Anna. Mais une Anna différente… luisant d’un vague feu bleu, ce qui était déjà étrange en soi, mais différente aussi d’autres manières… les os mieux définis dans son corps délicat, les yeux très larges, les bras plus longs.
C’était donc vrai. Ce qu’il avait vu la semaine précédente ne relevait pas de l’hallucination. Elle changeait bel et bien. Elle n’était pas humaine.
Mais Nancy devait sûrement s’en apercevoir ?
Elles se tenaient désormais accroupies au bord de la rivière, où Nancy baignait le front de la chose-Anna avec de l’eau, et là où l’eau de la rivière touchait la peau, la fébrile lueur bleue semblait disparaître. Au loin s’éleva le bruit de moteurs démarrant : la réunion évangélique était terminée.
Elle change, pensa Travis. Mais pas tout à fait de la manière à laquelle il s’attendait.
Lorsqu’il plissa les yeux pour mieux voir la vague silhouette d’Anna sur la berge, d’antiques peurs s’éveillèrent en lui.
Si ça continue, pensa-t-il avec ahurissement, bientôt, bientôt, il ne restera plus rien d’Anna Blaise.
Nancy ne savait pas exactement ni quand ni de quelle manière la peur s’était abattue sur le village. Elle savait juste qu’elle l’avait fait. Le Courier regorgeait de manchettes effrayantes. On verrouillait plus souvent les portes. Elle-même se voyait facilement dévisagée dans les rues après la tombée de la nuit. La Grande Dépression s’était aggravée : en Idaho, des fermiers avaient mis en place des blocus, des producteurs laitiers avaient préféré déverser leur lait sur la route plutôt que de le vendre à deux cents le gallon. À Washington, une manifestation de vingt mille vétérans de la Première Guerre mondiale réclamant le paiement de leur pension avait été dispersée par l’armée. Une épidémie de meurtres sévissait dans la région, et Haute Montagne fermait ses frontières.
Elle ne s’était jamais sentie aussi seule.
Voilà ce que ça signifie , lui avait dit Travis, et cela semblait remonter à une éternité. Voilà ce que ça signifie d’être inadapté.
Nancy était allongée sur son couvre-lit à rosettes. Sa mère gardait la petite maison d’une propreté méticuleuse. Elles ne roulaient pas sur l’or, mais sa mère occupait un poste très envié à la boulangerie, où elle gagnait suffisamment d’argent pour pourvoir à leurs besoins. Récemment encore, elles pouvaient compter aussi sur le salaire que Nancy rapportait du Times Square. C’était désormais de l’histoire ancienne : M. O’Neill ne lui avait pas pardonné de partir juste avant le coup de feu du dîner. Ni sa mère d’avoir perdu ce travail. Cela signifiait certaines privations.
Nancy disposait de quelques économies. Elle récupéra mollement sous son matelas la boîte de pastilles qu’elle y cachait, l’ouvrit du pouce. Tout ce qui lui restait. Un peu plus de sept dollars. Mis de côté pour les mauvais jours. Eh bien, n’étaient-ils pas arrivés ? D’ailleurs, il faisait mauvais : une pluie terne dévalait les fenêtres embuées. Elle n’avait absolument aucune envie de sortir, mais il le fallait.
Anna avait besoin de nourriture.
Cette chose qui va se produire, d’après Anna… songea Nancy. J’aimerais bien qu’elle se produise. Maintenant. Malgré les conséquences.
Elle était fatiguée.
En descendant, elle trouva sa mère dans le salon, assise bien droite sur une chaise à dossier de rotin, les pieds à plat sur le tapis. « Je ne peux pas croire que tu sortes maintenant, dit Faye Wilcox d’un ton morne.
Читать дальше