Elle se rassit derrière le podium et, si étonnant que cela puisse paraître, les applaudissements se prolongèrent longuement. Liza remercia d’un sourire.
Helena Baxter vint la trouver après la réunion. « Je dois dire, Liza, que j’ai trouvé ton discours très dynamique. Il a impressionné tout le monde, je crois.
— Merci.
— Je voulais que tu saches : pour le vote, tu as mon soutien.
— Vraiment ? Mais je pensais… tu étais si proche de Faye…
— Sauf que les temps changent, pas vrai ? Tu l’as dit toi-même. En ces périodes difficiles, il faut prendre des mesures difficiles. Je n’avais jamais eu à ce point le sentiment que nous pouvions… eh bien, influencer les choses. »
Pas impossible, pensa Liza. Pas impossible. Et une pensée aussi étrange que dérangeante se forma dans son esprit.
Elles me croient parce qu’elles ont peur.
La peur était devenue l’alliée de Liza.
Anna était très malade.
Nancy était revenue sur ses pas, le long des rails, pour s’assurer que personne ne la suivait. La pluie traversait les négondos et l’enveloppait tandis qu’elle traversait tant bien que mal les champs boueux jusqu’à la cabane de l’aiguilleur. Comme elle a l’air pitoyable et médiocre, se dit-elle, ainsi recroquevillée sous la pluie comme un animal froid et mouillé.
À l’intérieur, le sol de terre battue était sombre et humide. Une odeur de moisissure et de bois pourri emplissait l’atmosphère. Anna gisait recroquevillée sur une couverture.
Elle portait de vieux vêtements froissés et avait les cheveux emmêlés, même si Nancy essayait parfois de les peigner. Elle constata qu’Anna dormait, en frissonnant comme un chien dans son sommeil.
Nancy l’effleura et sentit, à la fois vague et distincte, l’étrangeté d’Anna lui remonter dans le bras. Anna ouvrit des yeux à l’iris d’un bleu profond, la couleur du ciel se reflétant dans une mare d’eau tranquille et transparente.
« J’ai apporté à manger », annonça Nancy d’une voix rendue rauque par l’humidité. La pluie s’était insinuée dans la miche, qu’elle posa sur un mouchoir. Il y avait aussi des boîtes de conserve, et elle avait laissé le bol en porcelaine à l’extérieur pour qu’il s’emplisse d’eau de pluie.
« Merci », répondit Anna. Elle se redressa. Son corps était émacié, sa peau pâle et glacée. Elle regarda Nancy. « Tu as pleuré.
— Non… Peut-être un peu.
— C’est dur, pour toi. »
Cette commisération n’était pas nécessaire. Nancy la rejeta d’un haussement d’épaules. « Anna ? S’il te plaît… encore combien de temps ? »
Anna ferma les yeux un instant. Elle regarde en elle-même , comprit Nancy.
« Une semaine. Peut-être deux. Je ne peux rien garantir. »
Nancy soupira.
« Tu as besoin d’aide, affirma Anna.
— Oui. » Elle regarda longuement la femme non humaine. « J’ai besoin de Travis. »
Anna ne dit rien.
« Tu me crois folle.
— Non. Loin de là. » De ses longs doigts d’un blanc de porcelaine, mais toujours avec cette délicatesse de mouvements que Nancy trouvait aristocratique, Anna disposa la nourriture devant elle. « Travis est seulement… difficile.
— Tu l’as sélectionné. Tu l’as choisi.
— Oui. Il aurait pu comprendre. Il en est encore capable. Et je pense que ce qu’il y a de meilleur en lui continue à vouloir m’aider. Mais il a aussi un côté obscur, un côté vraiment sombre et désagréable. Quand il m’a vue pendant le Changement, cela a stimulé ce côté-là en lui, avec ses peurs et ses dénis. Qui le contrôlent maintenant. » Elle détacha un morceau de pain. « Une vieille et mauvaise douleur en lui.
— Mais si tu peux le toucher… à l’intérieur…
— Je devrais le forcer à venir ? » La chose-Anna sourit. « Si je pouvais, je le ferais peut-être. Mais je ne peux pas.
— Tu fais en sorte que les gens t’aident. Même Creath Burack. Comme le jour où il t’a recueillie.
— C’est une espèce de camouflage, ni plus ni moins. Sans plus de signification que la capacité d’un caméléon à changer de couleur. Un réflexe. Creath Burack m’a recueillie chez lui parce qu’il a vu en moi une partie non assumée de lui-même… un rêve qu’il ne s’était jamais autorisé à reconnaître.
— C’était quand même de la tromperie.
— Pas vraiment. J’ai payé pour ce qu’il m’a donné. »
C’est vrai, pensa Nancy. On fait cela. Elle dit d’un ton ferme : « J’ai besoin de Travis.
— Tu es déjà allée le voir.
— J’y retournerai. »
Anna haussa les épaules.
« Ce n’est pas inutile.
— Il y aura un prix, prévint Anna. Un paiement. Il est au moins aussi perdu que moi.
— Je sais », répondit doucement Nancy.
Le pont sur chevalets ne protégeait pas beaucoup de la pluie. Tout était mouillé, y compris l’air, et les eaux enflées de la rivière rugissaient contre ses berges. Les oiseaux s’étaient nichés dans les hauteurs des travées métalliques.
Nancy trouva Travis assis, un genou levé et une casquette en tissu enfoncée jusqu’aux oreilles, sous l’arche de pierre humide à l’endroit où les étais métalliques du pont s’enfonçaient dans le sol. La structure des chevalets formait une espèce de grotte. Humide, mais fournissant une relative intimité.
« Tu es encore là, constata-t-elle.
— Je n’ai nulle part où aller, répondit-il en l’observant, à part loin de ce temps. Ce que je ferai bientôt. »
Elle hocha la tête en se demandant par où commencer. Mais il dit : « Nancy… ce que tu veux de moi… Je ne peux pas…
— C’est le village. » Les paroles se précipitèrent hors de ses lèvres, et elle craignit, si elle se taisait, de se mettre à pleurer. « C’est le village, Travis, le village qui m’inquiète. Tu ne t’imagines pas. Ils ont tous si peur. Pas juste de l’époque difficile, mais de tous ces meurtres qu’il y a en ce moment. Et ce n’est pas tout. Il n’y a aucune confiance. Ils me soupçonnent. Une voiture de police m’a suivie sur L’Éperon… juste aujourd’hui… une voiture de police ! Si ça continue… » Elle haussa les épaules d’un air misérable, son manteau pesant sur les épaules, ses cheveux mouillés et enchevêtrés dans le dos. « J’ai peur que quelqu’un découvre Anna. Ou que je ne sois pas capable de l’aider et qu’elle meure là-bas dans le froid. » Travis gardait les yeux fixés sur le sol boueux, sur une constellation de verre brisé. Elle eut envie de le secouer. « Travis, tu comprends ? Elle va mourir.
— Tu sais ce qu’elle est. »
Ce n’était pas une question. « Cela compte-t-il encore ?
— Si ça compte !
— Eh bien, et toi , que penses-tu qu’elle soit ? Une sorcière ? Un démon ? Un diable de réunion évangélique itinérante ? »
Mauvaise idée. Travis eut un mouvement de recul. « Tu l’as touchée , Nancy.
— Elle n’est peut-être pas humaine… quoi que cela veuille dire. Très bien. Ça ne veut pas dire pour autant qu’elle est mauvaise ou dangereuse.
— Tu ne comprends pas. » Il fronçait les sourcils, perdu dans ses souvenirs. « Elle était si belle, merde ! Et même plus que ça. Fragile. Sans défense. Elle m’a fait vouloir… vouloir…
— Moi », dit Nancy qui ne supportait plus cette tension et pleurait désormais un peu. « Aide- moi , Travis ! Je me fiche de ce que tu penses d’elle ! Aide- moi ! »
Il resta assis de la même manière, une jambe de travers, tandis que la pluie tombait à torrents d’une berge à l’autre de la large rivière bouillonnante. Il continuait à froncer les sourcils. « Tu dois savoir à quoi ça ressemble, maintenant, j’imagine. Ce n’est pas drôle. » Au bout d’un temps, il ajouta : « Je peux peut-être donner un coup de main. »
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