Elle dénoua son tablier, les doigts tremblants. « Travis ?
— Viens, répondit-il. J’ai besoin de parler à quelqu’un. »
Elle hocha la tête en posant le tablier sur un tabouret. Le seul client, un employé de banque au chômage qui remuait mécaniquement un bol de soupe Campbell, la regarda en silence sans comprendre.
« Je reviens pour le dîner, M. O’Neill ! » lança-t-elle avant de partir sans laisser le temps à O’Neill, le propriétaire, de s’extraire de la cuisine. Elle perdrait peut-être son travail. Sans doute. Mais cela en faisait partie. Elle se dépouillerait de tout ceci : travail, village, mère, respectabilité. Elle deviendrait quelque chose de nouveau. La sonnette tinta dans son dos lorsqu’elle referma la porte.
Ils descendirent L’Éperon en camionnette, roulant en direction des rails.
« Je l’ai suivie, la nuit dernière », lui apprit Travis. Arrivé sur la route de terre battue, il s’arrêta. Graisseux et brillants, les rails cuisaient dans la chaleur de l’été indien. Travis parlait d’une voix rauque. « J’ai suivi Anna jusqu’ici. »
Nancy hocha la tête. « Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je n’en sais rien. » Il fronça les sourcils en secouant la tête comme s’il n’arrivait pas à se débarrasser d’un rêve. « Elle a regardé passer un train. Je me suis endormi. J’imagine qu’en fait, il ne s’est rien passé d’autre. Mais on aurait dit que… » Il la regarda d’un air implorant. « … qu’elle me parlait. Pour me dire qu’il allait bientôt se passer quelque chose d’important, quelque chose dont elle était le centre et pour lequel elle avait besoin d’aide. Et d’une certaine manière, c’était comme si je disais oui, que je lui promettais de l’aider. Ah, mon Dieu. Je ne sais pas comment expliquer…
— Je comprends. » Ne l’avait-elle pas ressenti aussi ? Ou peut-être deviné, la première fois qu’elle avait vu Anna Blaise debout les yeux écarquillés sur le seuil de la maison aux volets fermés des Burack ? Rien de spécifique, rien d’aussi intense que ce qu’avait vécu Travis, mais cette impression de vulnérabilité, indéniablement, d’une pelote de mystères attendant qu’on la dévide. « Je le dis depuis le début.
— J’ai perdu mon boulot à la fabrique. Je me suis battu avec Creath. Je risque de me faire virer de chez lui aussi. » Il la regarda. « Je devrais aller la voir tant que je peux encore. »
Elle ne pouvait pas ne pas comprendre ce que cela impliquait.
« Tu l’aimes ?
— Nancy… Je n’en sais rien.
— Tu m’aimes ? »
Il regarda briller la balafre des rails coupant l’horizon.
Même cela se révélait moins douloureux qu’elle ne s’y attendait. Elle croyait à l’amour libre, c’est vrai, à l’amour donné librement et repris peut-être tout aussi librement. Mais il ne s’agissait pas de ceci : il se trouvait qu’en fait, curieusement, elle comprenait vraiment… comprenait, au moins, que ce qui avait attiré Travis vers Anna Blaise n’était ni sexuel ni sentimental au sens ordinaire, mais quelque chose avec lequel elle ne pouvait espérer rivaliser.
Elle aimait Travis. Elle se l’était avoué des semaines auparavant. Mais il était davantage que cela : Travis est mon train de marchandises, se dit-elle fermement, le véhicule de mon destin. Il n’y avait pas vraiment en lui de plaisir ou de bonheur, elle s’en était aperçue. Mais pour le meilleur ou pour le pire, elle était liée à lui. Elle devait s’accrocher.
« Et donc, on l’aide comment ? »
Il eut l’air éperdu de gratitude.
« En lui parlant, dit-il. On va lui parler. »
Voilà , pensa Nancy. Voilà, ça commence.
Il fit démarrer la camionnette.
« Travis ! s’exclama tante Liza. Dieu merci, tu n’as rien ! »
Vêtue d’une vieille robe d’intérieur, les cheveux relevés, elle époussetait le salon mal éclairé. Travis la regarda avec un mélange de méfiance et de compassion.
« On monte voir Anna, tante Liza. » Il sentit Nancy se cramponner à sa main.
« Travis ? » Elle fronça les sourcils. « Pourquoi n’es-tu pas au travail ? Tu es malade ?
— On en discutera plus tard, tante Liza. »
L’expression de Liza Burack se durcit. « C’est cette chose là-haut, n’est-ce pas ? Cette chose-femme. » Elle cligna des yeux. « Ne t’approche pas d’elle.
— Plus tard, tante Liza. » Ils passèrent devant elle pour grimper l’escalier, et Travis se demanda un instant s’il n’avait pas perdu l’esprit… s’il n’avait pas laissé une hallucination le pousser à cette extrémité. Il serra la main de Nancy dans la sienne et poussa la porte du grenier.
Il le crut tout d’abord vide. Le lit en cuivre à une place était fait avec soin, le couvre-lit à motif de roses replié au pied. Les stores étaient baissés et des grains de poussière dansaient dans la lumière jaune. Anna, s’aperçut-il alors, se tenait sagement assise dans un coin, sur une chaise en rotin à dossier droit, les mains croisées sur les genoux. Le visage vide, elle leva les yeux vers Travis puis vers Nancy. « Fermez la porte », leur lança-t-elle d’une voix sèche et précise.
Travis obtempéra sans un mot.
Anna inspira profondément et soupira.
« Aidez-moi, dit-elle. J’ai besoin de votre aide. » Elle tourna les yeux vers Nancy : « À tous les deux. »
Nancy fit un pas en avant – un pas courageux, estima Travis, même si, bien entendu, il ne pouvait y avoir de motif d’inquiétude.
« Vous êtes malade, affirma Nancy. Je me trompe ?
— On peut le voir de cette manière. Mais ce n’est pas tout à fait exact. » Anna pencha la tête. « Je ne peux pas tout expliquer pour le moment, désolée. »
Travis hocha la tête. La perfection de la jeune femme le pétrifiait à nouveau. Elle avait la peau terriblement pâle mais presque lumineuse… polie comme du jade, d’une blancheur d’albâtre. Ses moindres mouvements étaient fluides et mesurés. Elle ne semblait pas du tout à sa place dans cette pièce désolée, avec la machine à coudre Singer noire recroquevillée comme un insecte sur les lattes du plancher.
Il s’en voulut de le penser, mais comparée à elle, Nancy semblait fruste, simple, bêtement ordinaire.
« Tout ce dont j’ai besoin, continua Anna Blaise, c’est de temps. Je ne sais pas trop combien. Quelques semaines… un mois, peut-être. J’ai besoin de temps et de secret. Ce n’est pas vraiment une maladie, mais je serai sans défense. Et je vais changer. Je m’excuse de ne pas pouvoir me montrer plus précise. » Elle se leva. « Si je reste ici, je pourrais me retrouver en danger. Vous comprenez ? Voilà pourquoi j’ai besoin de votre aide. Les Burack…
— Je sais », répondit Travis.
Il lui raconta sa dispute avec Creath et la perte de son emploi.
« Alors nous avons très peu de temps, dit Anna. Connaissez-vous un endroit où je peux aller ?
— La cabane, dit Nancy. La vieille cabane de l’aiguilleur, près de la voie de chemin de fer. On pourrait la retaper pour elle, Travis, non ? Si c’est juste pour quelques semaines, tant qu’il ne fait pas froid, je veux dire.
— C’est isolé ? demanda Anna.
— Tout à fait.
— Alors cela conviendra. Travis, vous pouvez m’y emmener ?
— Maintenant ?
— Ce serait mieux. Tant que je suis toujours maîtresse de moi. »
Ce qu’impliquait cette phrase dérangea Travis, mais elle semblait tout à fait sûre d’elle, aussi répondit-il d’accord, la camionnette est juste devant, mais la porte d’entrée claqua à ce moment-là, éveillant des échos d’un bout à l’autre de la vieille demeure. Creath était rentré.
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