Elle ne doit pas rester chez les Burack, se dit-il. Cela au moins était évident. Pour une raison quelconque, elle avait toléré que Creath abuse d’elle. Mais cela allait cesser. Il ne pouvait dire qu’il connaissait ces choses, mais il savait qu’un changement s’était opéré en elle durant la nuit. Peut-être Creath s’en apercevrait-il aussi.
Il travailla tranquillement, seul. Au sifflet de midi, il s’aperçut qu’il n’avait pas apporté de repas, qu’il avait aussi raté le petit déjeuner, et que la chaleur de la journée se déversait comme du verre fondu. Il passa derrière le quai de chargement puis traversa les graviers jusqu’à la rive herbeuse de la Fresnel, où il s’assit les bras autour des genoux pour regarder couler et tourbillonner l’eau brune. Bon, se dit-il, et Nancy ? L’aimait-il ou non ? Et quelles implications cela avait-il dans ce nouveau monde mystérieux et dénaturé dans lequel il était entré ?
L’amour était insondable. Il ne le comprenait pas. Nancy concentrait en elle de bonnes et de mauvaises choses, des impulsions sauvages et des désirs dangereux. Il pensait l’avoir aimée, du moins durant ce moment déraisonnable où il s’était assouvi dans son corps. Si on pouvait appeler cela de l’amour.
Il savait seulement qu’il ressentait autre chose envers Anna Blaise, une envie indifférenciée qui semblait monter en lui comme la chaleur de l’été, qui relevait moins de la passion que d’une espèce de douleur, comme si le corps parfait de la jeune femme était ce jardin duquel le premier homme avait été chassé et dans lequel tous les humains rêvaient de revenir. C’était aussi puissant que cela. Mot simplement humain, « amour » ne convenait pas.
Il se releva et rebroussa chemin quand le sifflet retentit à nouveau. Lorsqu’il arriva à l’usine, son oncle l’attendait.
Creath portait un maillot tendu sur la peau de son ventre et la sueur luisait dans les longs poils de ses bras et de sa poitrine. La colère couvait dans son regard. Il tira de sa poche revolver un mouchoir à carreaux avec lequel il essuya son visage rougeaud.
« Tu étais en retard », constata-t-il.
Travis hocha la tête.
« Tu es sorti toute la nuit, ajouta lentement Creath. Ta tante Liza était malade d’inquiétude, ce matin. Tu te rends compte de ce que tu as fait ?
— C’était une erreur, assura Travis.
— Viens donc par là », dit Creath en désignant du pouce son bureau, une baraque en bois derrière l’appentis des machines. « Viens donc par là, qu’on parle d’erreurs. »
La baraque ne comptait qu’une seule et grossière fenêtre, qu’une vrille à poignée jaune maintenait ouverte. Il y régnait une chaleur assez intense pour qu’on y sente une odeur, une puanteur comme celle du métal surchauffé d’un engrenage mal aligné dans les machines réfrigérantes. Creath avait décoré les murs avec des calendriers de banque, de quincaillerie, de magasins d’alimentation, tous d’années antérieures. Les clés de l’usine pendaient en gros trousseau sur un clou près de la porte, au-dessus de la clé de contact de la camionnette. Creath s’écroula dans la chaise en bois placée derrière le bureau de mauvaise qualité, écrasant les ressorts qui gémirent de protestation, posant longuement le regard sur Travis. Ce dernier sentit une vague nauséeuse de claustrophobie l’envahir. Parce que je n’ai pas mangé, supposa-t-il… mais il avait l’impression d’être entré dans une boîte brûlante hermétiquement fermée.
« On t’a fait venir à Haute Montagne », attaqua Creath.
Travis hocha la tête, les yeux plissés.
« On t’a payé le voyage. Ce n’est pas vrai ? Réponds-moi.
— Oui m’sieur.
— On t’a recueilli.
— Oui m’sieur.
— Nourri.
— Oui m’sieur.
— Je t’ai donné un travail ici, à la fabrique de glace. Ce n’est pas vrai, Travis ?
— Si.
— Et maintenant ? Qu’est-ce que tu as fait ? »
Travis ferma les yeux. « Je suis arrivé en retard.
— Arrivé en retard ? Pas seulement, je crois.
— Pardon ? »
L’autre soupira. « Ne me raconte pas de conneries, Travis. Je ne l’accepterai pas. On t’a recueilli, nourri, et je t’ai donné un emploi… et tu es sorti la nuit dernière, corrige-moi si je me trompe, courir après notre autre pensionnaire. »
Travis ne dit rien.
« Quelle impression crois-tu que cela me fait, Travis ? Quand tu agis de cette manière ? Quand tu as un comportement obscène alors que tu vis sous mon toit ? »
Espèce d’hypocrite, pensa Travis. Espèce d’ignoble hypocrite.
Creath eut un geste apaisant. « Bon, je comprends ce que tu as dû ressentir. Tu n’as pas eu un foyer normal. Ta mère…
— Ma mère n’a rien à voir avec cette histoire. »
C’était une erreur, il s’en rendit compte tout de suite. Mais il n’arrivait pas à se tenir tranquille. Pas dans cette boîte.
Creath afficha un sourire patient. « Ne me parle pas sur ce ton. J’ai connu ta mère, espèce de petit cul-terreux. »
Reste tranquille , s’intima désespérément Travis. Il se concentra sur un calendrier de 1929, avec la photo d’une petite fille en robe vichy au milieu d’un champ de pâquerettes. Sur cette photo, le ciel était d’un bleu Kodak d’une profondeur impossible, presque turquoise.
« Travis ? » Creath sourit jusqu’aux oreilles. « C’était une pute, Travis. »
Tant de pâquerettes.
« Tu comprends ce que je te dis ? Elle baisait pour de l’argent, Travis. »
On pouvait se perdre dans tout ce bleu.
« Elle baisait avec des inconnus pour de l’argent, Travis, et je le sais, Liza le sait, les Femmes baptistes le savent, et je suppose qu’à cette heure tout le village le sait, jusqu’au dernier des crétins. Tu m’entends, Travis ? Elle…
— La ferme. » Il n’avait pas pu s’en empêcher. La tête lui tournait.
Creath se leva, et son sourire s’élargit encore en quelque chose de vraiment affreux, une grimace de triomphe digne d’un monstre de Halloween. « Non, pauvre petit fils de pute sans cervelle, c’est toi qui vas la fermer, tu ne crois pas ? »
Levant le pied, Travis frappa le vieux bureau en pin qui recula en raclant le sol.
Creath tomba en avant dans une pile de factures jaunes. Travis observa un instant son oncle se débattre en jurant, puis il se retourna, réprimant une rage qui courait en lui comme du sang, pour ouvrir tout grand la porte. Sa main reposa un instant sur le porte-clés le plus bas, celui qui servait à Creath pour la camionnette.
Eh bien, pourquoi pas ? Il avait perdu son travail, ainsi sans doute que son logement chez les Burack… Il avait perdu tout ce qu’il y avait à perdre dans ce village.
Son poing se referma autour du porte-clés.
Il sortit, laissant son oncle grogner dans la chaleur.
Dès qu’elle vit Travis franchir la porte, Nancy Wilcox comprit que quelque chose n’allait pas du tout. C’était l’après-midi, déjà, l’accalmie entre le déjeuner et le dîner, quand on laissait le gril refroidir et qu’au moins un peu de vent brassait l’air tiède du restaurant. Travis aurait dû être au travail, et non au volant de la Ford noire de son oncle, garée n’importe comment dehors. Et comme si cela ne suffisait pas, elle sentait les ennuis rien qu’à l’apparence du jeune homme : les cheveux sales et emmêlés, les yeux bien fermés comme pour ne pas voir un spectacle insupportable.
Elle se surprit à penser : Voilà, ça commence . Dès leur rencontre en juillet, elle avait senti en Travis un frisson d’énergie folle, contenue, aussi instable qu’un détonateur. Et peut-être était-ce cette violence qu’elle avait trouvée attirante. Il ressemblait à un train de marchandises l’emportant sur une voie dangereuse, toujours plus loin de son enfance. Voilà, ça commence.
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