Quand on s’éloignait de la rue DeVille, l’asphalte cédait la place à la terre battue. Il n’y avait plus de maisons, plus d’arbres sinon des chênes nains, rien d’autre que des terres arables et des pâturages.
Travis ralentit au même moment qu’Anna. Elle était parvenue à l’endroit où la route traversait la voie ferrée, la lune luisant sur l’agressif arc de cercle des rails. Elle s’immobilisa soudain, et Travis plongea, se sentant ridicule et peu fier de lui, dans les hautes herbes du fossé le long de la route. Lorsqu’il releva la tête au milieu d’un fourré de symphorine, il vit Anna Blaise se découper comme une sentinelle sur les étoiles du matin, les bras nus luisant, la tête pivotant à gauche et à droite dans ce mouvement de chien de chasse bizarrement sensuel. Dieu du ciel , pensa-t-il, si elle me voit !… Mais la jeune femme se concentrait sur autre chose.
Elle se tenait la tête droite, les bras raides le long du corps.
Elle écoute , comprit Travis.
Il s’aperçut soudain que ses poils se dressaient sur sa nuque. Sa respiration se bloqua dans sa gorge.
Loin dans les profondeurs de la nuit, un train de marchandises rapide circulant au petit matin actionna son sifflet. Il roule vers l’ouest, pensa Travis, là-bas sur la courbure de la terre… il semblait distant à ce point.
Marbre et glace, Anna Blaise écoutait.
Travis sentit s’insinuer en lui la chaleur du jour restituée par la terre sèche sous son ventre. Des criquets stridulaient tout autour de lui dans le fossé. Il regarda Anna en pensant : Tiens, elle me rappelle quelqu’un.
Elle lui rappelait, lui rappelait…
… il ferma les yeux, fouilla dans sa mémoire…
… sa mère.
De profonds courants s’agitèrent dans l’herbe de la prairie.
La nuit brouille ses traits, se dit-il. C’était son profil, tête haute, attitude à la fois de défi et, quelque part, de désespoir, qui évoquait sa mère à Travis. Si bien qu’il pensa à celle-ci d’une manière à laquelle il n’avait pas pensé depuis des années. Il se souvenait maintenant, si nettement qu’il en sentait le goût, d’une nuit comme celle-ci, à l’atmosphère balafrée des premiers frissons de l’automne, lorsqu’il n’avait pas plus de six ans.
Il était couché et aurait dû dormir. Le silence régnait dans la ferme. Ce qui ne dégageait pas un sentiment de paix, mais au contraire de danger imminent, parce que papa n’était pas encore rentré malgré l’heure tardive, ce qui signifiait que papa buvait, et donc qu’il pouvait rentrer à tout moment empli d’une implacable et hargneuse hostilité.
Travis n’arrivait pas à dormir, agité par ces émotions contradictoires : le soulagement provoqué par l’absence de son père, la menace de son retour. Il resta allongé à écouter les arbres bavarder devant sa fenêtre, en essayant de recréer en esprit l’intrigue de L’île au trésor , que maman lui avait lu ce soir-là. Il s’était presque endormi quand il entendit claquer la porte d’entrée.
Cet autre bruit, léger, devait être un hoquet de maman dans sa chambre de l’autre côté du couloir.
Il se boucha les oreilles lorsque les cris commencèrent. Au premier coup et cri étouffé, il enfouit sa tête sous l’oreiller.
Maman, pensa-t-il, oh maman…
Et lorsque ce fut fini, elle vint le voir.
Comme elle le faisait toujours. C’était sa manière de dire Tout va bien, maman va bien , sans avoir besoin de ces mots ni d’admettre l’horreur qu’ils pouvaient contenir.
Elle s’assit sur la chaise en bois près de la fenêtre, les stores en papier relevés pour voir à l’extérieur. « Comme le vent tourmente ce vieil arbre », dit-elle sans même vérifier s’il dormait, en sachant, peut-être, qu’il ne dormait pas. Elle avait la voix étranglée par ses larmes récentes, mais avec toujours par en dessous cette particularité que Travis associait à jamais à maman, une espèce de soupir soyeux, un bon bruit.
Puis, juste quand sa voix avait commencé à le réconforter suffisamment pour qu’il se rendorme, elle dit : « Oh, Trav, regarde ! »
Il se redressa, les yeux plissés, puis alla à la fenêtre.
Elle le tint dans le giron de sa vieille robe imprimée, sur ses genoux osseux. De l’autre côté de la fenêtre, le ciel, vaste, dégagé, fourmillait d’étoiles. Les branches du saule bougeaient comme un sémaphore.
« Tu vois, Travis ? dit maman. Des étoiles filantes ! »
Il crut d’abord à des lucioles. Mais elles se déplaçaient trop vite et avec trop de détermination, et elles ne scintillaient pas. Des étoiles filantes, pensa-t-il à moitié endormi. Des étoiles qui tombent. Des morceaux de la nuit d’automne.
Il s’était endormi en pensant à maman, à la lumière des étoiles jouant sur la contusion s’étendant comme une carte veinée sur sa joue, en pensant qu’une fois grand, il la protégerait et ne laisserait aucun mal lui arriver, en pensant aussi à ces deux étoiles filantes, à la manière dont elles avaient traversé le ciel obscur, d’est en ouest, comme sortant jumelées d’une source commune.
Il avait maintenant l’impression qu’elle posait les yeux sur lui.
Anna , pensa Travis.
Il secoua la tête comme pour s’éclaircir les idées et s’approcha d’environ un mètre en rampant.
Elle regardait droit dans la direction du bout de prairie où il se tenait. Ses yeux brillaient d’une manière peu naturelle. Le train de marchandises fila derrière elle, noir étendard à bruits métalliques.
Soudain, la fatigue envahit à nouveau Travis. Il ressentit de l’inquiétude, mais diffuse.
Elle a quelque chose, se dit-il. Quelque chose qui a changé en elle. Il le voyait dans la courbure de son dos, dans la manière dont elle serrait les poings.
Elle s’était débarrassée de cette passivité impuissante. Ses yeux, songea Travis, contiennent une chose que je n’y ai jamais vue : une attente, peut-être même un espoir.
Mais le corps du jeune homme lui paraissait peser une tonne. L’air nocturne semblait le plaquer au sol.
Anna , pensa-t-il à moitié endormi. Anna…
Le regard de la jeune femme le transperça.
Il ferma les yeux.
Lorsqu’il s’éveilla, le soleil brillait à l’est au-dessus de l’horizon. Des grains de poussière dansaient dans la lumière oblique et le froid le pénétrait douloureusement jusqu’aux os. Et il était seul.
Il épousseta sa chemise et son pantalon avant de repartir à pied vers le village jusqu’à ce qu’il trouve quelqu’un pour l’emmener. Il se savait en retard pour le travail. D’au moins une heure, d’après la position du soleil. Mais peu importait. Il s’était produit durant la nuit quelque chose de crucial. Quelque chose de mystérieux, que lui-même ne comprenait pas très bien. Il ne doutait pas, toutefois, qu’Anna Blaise avait bel et bien besoin d’aide, et que d’une certaine manière, elle l’avait choisi pour la lui apporter.
Ce sentiment brûlait en lui.
Il se fit emmener par un fermier aux os saillants jusqu’à la limite sud du village, puis marcha les cinq cents mètres restant jusqu’à la fabrique de glace. Son reflet dans le pare-brise poussiéreux du camion lui sembla celui d’un sauvage, avec ses cheveux décoiffés et parsemés de foin, sa barbe de la veille et les croissants noirs sous ses ongles. Arrivé à l’usine, il pointa et gagna, à l’arrière, le lavabo en porcelaine ébréchée où il se jeta un peu d’eau sur la figure avant de se passer les doigts dans les cheveux. Il alla ensuite prendre son balai et commença à nettoyer le bruyant abri des machines.
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