Il se redressa face à l’obscurité. Elle eut du mal à l’entendre dans le bruit de la rivière.
« On n’avait pas d’argent. Ça, je le savais. On avait des emprunts sur la propriété à rembourser. Tous les ans, on se retrouvait un peu plus endettés. Je le savais aussi. Mais l’autre chose… » Il prit la main de Nancy, d’une poigne ferme à faire peur. « Je pensais que c’était ses amis , ses amis hommes , comme elle les appelait, et bien sûr, des fois, ils venaient à la maison, ils restaient même toute la nuit… mais je ne savais pas… je n’étais qu’un gamin… je ne savais pas qu’ils payaient… »
Alors elle le serra contre elle, parce qu’il n’arrivait plus à contenir ses larmes et qu’une fraîcheur était montée de la rivière.
Travis pensait souvent à Nancy Wilcox. Mais ses pensées se tournaient presque aussi fréquemment vers Anna Blaise, vers ce que Nancy appelait « le mystère ».
Un soir, Creath le laissa emprunter sa Model A (après lui avoir fait promettre de revenir avec le réservoir plein… alors que Travis le trouva aux trois quarts vide quand il prit le volant), et il alla chercher Nancy avec au Times Square. Ils s’éloignèrent à bonne distance du village, roulant pour mettre des kilomètres derrière eux tandis que Nancy regardait défiler la route avec une espèce d’enthousiasme émerveillé. « On dirait qu’on vole, confia-t-elle. J’aimerais tant qu’on puisse continuer sans jamais s’arrêter. »
Septembre avait déjà une semaine. Un vent frais et parfumé lui repoussait les cheveux. Arrivés à cinquante ou soixante kilomètres de Haute Montagne, Travis quitta la route pour s’arrêter sous un bosquet de chênes à gros fruits. On ne voyait passer personne sur la route et les étoiles semblaient briller de mille feux. Ils avaient échappé à l’atmosphère du village, et Travis se sentit moins oppressé.
« Tu as revu Anna ? » s’enquit Nancy.
Il s’attendait à la question. Elle s’intéressait désormais presque autant à Anna que lui. Elle est comme nous , avait-elle dit la semaine précédente, qu’elle le sache ou pas. Une paria. C’est comme s’il existait un lien entre nous trois.
« Pas plus que d’habitude », répondit-il.
Nancy hocha la tête. « J’aimerais la rencontrer, un jour.
— Je ne sais pas si je peux arranger ça.
— Tu ne crois pas qu’elle viendrait ? Ou tu ne veux pas lui demander ?
— Je ne pense pas que Creath la laisserait faire.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Il hésita. Puis se dit : eh bien, pourquoi ne pas lui raconter ? Il en était venu à faire bien davantage confiance à Nancy qu’à Creath ou à sa tante Liza. Il estimait que s’il devait sa loyauté à quelqu’un, c’était à elle.
« C’est Creath. Il se sert d’elle. Et je pense qu’il a peur que quelqu’un le découvre. »
Il lui expliqua les visites nocturnes dans le grenier.
Nancy ouvrit de grands yeux, puis parut songeuse. Elle se mit les mains derrière la tête, qu’elle tourna vers la voûte des chênes. « La princesse dans la tour, dit-elle tout bas. Elle est prisonnière.
— Elle le laisse faire sans discuter.
— Peu importe. Il la fait peut-être chanter. Ou bien il la menace. » Elle secoua la tête. « Mon Dieu ! Ce type ne m’a jamais plu. De là à imaginer…
— On ne sait toujours pas pourquoi elle est là. Ni d’où elle vient.
— Découvre-le », dit Nancy, les traits empreints d’une détermination nouvelle. Ses yeux semblèrent luire dans le noir. « Elle est prisonnière. Nous le savons. Et… Tu sais quoi, Travis ? Peut-être qu’on peut la délivrer. »
Il rentra tard, gara soigneusement la camionnette, monta dans sa chambre où il sombra aussitôt dans un demi-sommeil hébété. D’où le tira un bruit de pas.
On était vendredi soir – ou plutôt samedi matin, à son avis –, au plus profond de l’arrière-pays séparant minuit de l’aube. Travis ne s’éveilla pas tout à fait. Il sentit la maison soupirer et remuer, le vent parler dans les conduits de cheminée. En ce début septembre, les jours étaient aussi chauds et aussi secs que jamais, mais les nuits apportaient un certain soulagement, quand des vents rafraîchis par la lune parcouraient les prés. Il serra davantage le drap sur ses épaules et inspira en frémissant une grande goulée d’air. Le sommeil ne lui échappait que d’un cheveu. Mais le bruit de pas se fit à nouveau entendre, cette fois juste derrière sa porte.
Creath , se désola-t-il intérieurement, et une angoisse insupportable l’envahit un instant. Il était tard, il faisait nuit et Travis se sentait miné, impuissant. Mais un instant, se dit-il. Le bruit de pas se poursuivit. Légers, délicats, presque inaudibles. Il ne les aurait pas entendus s’ils n’avaient pas hésité dans leur rythme juste devant sa porte.
Ce n’était pas Creath. Anna, donc. Et les pas descendaient les escaliers.
Il se redressa lentement. Le drap tomba.
De longues secondes s’écoulèrent. Puis il entendit le loquet de l’entrée grincer, la contre-porte s’écarter et revenir.
Sa chambre était plongée dans l’obscurité. Il alla nu à la fenêtre, dont il souleva le châssis de deux ou trois centimètres.
Anna Blaise apparut sur l’allée.
Elle portait un chemisier d’été et une jupe. La première pensée de Travis fut : elle doit avoir froid. Le vent lui ébouriffait les cheveux. Ses yeux, dans l’ombre, semblaient refléter l’obscurité du ciel nocturne. Elle hésita un instant sur le trottoir, la tête pivotant dans les deux sens avec une fluidité irréelle, comme celle d’un chien de chasse à la recherche d’une piste, se dit Travis. Elle leva brièvement la tête vers la fenêtre. Son regard resta un instant posé dessus, même si elle ne pouvait pas avoir vu Travis. Celui-ci retint sa respiration. Puis, lentement, très lentement, elle se mit en marche vers l’ouest, dans l’ombre noire des érables de DeVille.
Il n’hésita pas longtemps. Il se précipita dans son pantalon, laça ses chaussures, boutonna une chemise de travail en coton écru. Il descendit les marches avec autant de discrétion que possible, mais dans sa hâte, étant plus lourd et plus maladroit qu’Anna, il ne put éviter de faire du bruit. Il se cogna le genou contre un pilastre sur le palier obscur et réprima un juron.
« Travis ? »
La voix de Liza Burack déchira le silence.
« Travis, c’est toi ? »
Il se figea.
Il n’avait pas réussi à dépasser la chambre de sa tante.
Elle l’emmena en bas dans le salon. Il y faisait noir, mais elle ne se soucia pas des interrupteurs. Dans sa chemise de nuit et sa robe de chambre, elle parut à Travis une espèce d’amphibien, grossièrement recouvert d’étoffe, surpris au milieu d’une transformation innommable. Son double menton se déversait sur un col en dentelle, ses dents étaient restées dans un verre à l’étage, son visage n’exprimait rien. Dieu du ciel, pensa Travis, il faut que je parte d’ici… Anna !
Mais sa tante lui dit : « Elle n’est pas pour toi, Travis, tu sais », avec une telle sérénité et un tel calme qu’il se demanda si elle lisait dans ses pensées.
« Non, continua-t-elle avant qu’il puisse répondre. Inutile d’expliquer. Je sais ce qui se passe dans l’esprit d’un homme au sujet de cette femme. » Elle soupira. Elle s’était installée dans le fauteuil de Creath, la tête penchée en une attitude de cynisme insondable et glacé. Liza observa son neveu pendant quelques secondes égrenées par la pendule. « Tu n’es pas le seul. Tu le savais ? Ah oui. Il y a eu ce Grant Bevis. Un homme marié, respectable, propriétaire de cette quincaillerie sur Beaumont. Il venait fouiner par ici, fricoter avec Anna. Sa femme est partie. Avec les enfants. Mais il a continué à venir. » Elle eut un sourire pincé. « Il a quitté Haute Montagne quand je l’ai menacé de le dénoncer devant toute l’église. Mais il continue à lui écrire. Ses lettres sont chaque fois oblitérées à un endroit différent. Et elles se ressemblent toutes. Elles parlent de l’“amour éternel” qu’il lui voue. L’amour ! Comme si c’était une histoire d’ amour ! » Son sourire s’évanouit. « Et il y a Creath, bien sûr. J’imagine que tu le sais. Ne secoue pas la tête ! La maison est petite. On ne peut pas vraiment se dissimuler nos secrets les uns aux autres. Creath croit peut-être que si. Il s’est peut-être persuadé que si. Pourtant, c’est impossible. J’ai le sommeil léger, Travis. Je sais quand il va la retrouver. Je le sais…
Читать дальше