« Je suis enchanté de vous connaître, monsieur Shouhart. Comment allez-vous ?… Tu sais que nous nous connaissons, Red ? dit-il à Shouhart junior qui fouillait dans le bar. Nous nous sommes déjà vus une fois, à la va-vite, il est vrai…
— Assieds-toi », lui dit Redrick, en faisant un mouvement de tête vers la chaise devant le vieillard. « Si tu veux lui parler, hausse la voix : il n’entend rien. »
Il disposa les verres, déboucha rapidement les bouteilles et dit à Nounane :
« Verse. Pour le papa un petit peu, juste une larme… »
Nounane se mit à remplir les verres sans se presser. Le vieillard gardait la même pose, regardant le mur. Il n’eut aucune réaction lorsque Nounane lui approcha un verre. Nounane, lui, était déjà en train de se reconnecter sur la nouvelle situation. C’était un jeu, horrible et pitoyable. C’était Redrick qui le menait et Nounane y entra comme il entrait toujours dans le jeu des autres : jeux horribles, pitoyables, honteux, sauvages et bien plus dangereux que celui-ci. Redrick leva son verre et prononça : « Eh bien, à la tienne ! » Nounane regarda le vieillard le plus naturellement du monde, Redrick trinqua impatiemment avec Nounane et dit : « On y va, on y va… » Alors, Nounane opina, tout aussi naturellement, et ils burent.
Redrick, les yeux brillants, se mit à parler sur le même ton excité, légèrement artificiel :
« Fini, mon pote ! La prison ne me reverra plus. Si tu pouvais savoir comme on est bien à la maison ! J’ai de l’argent, j’ai un joli petit cottage en vue, on aura un jardin pas pire que celui de Charognard… Tu sais que je voulais émigrer, je l’ai décidé en prison. Qu’est-ce que je fous dans cette ville minable ? Qu’elle aille se faire foutre, me suis-je dit. Puis, je sors de prison et voilà qu’on a interdit l’émigration ! On est devenu pestiféré en l’espace de ces deux ans ou quoi ? »
Il parlait, il parlait toujours, et Nounane opinait, sirotant son whisky ; il intercalait des jurons compatissants, des interrogations rhétoriques, puis se mit à poser des questions sur le cottage : comment est-il, quel en est le prix – et ils se disputèrent. Nounane démontrait que le cottage était cher et mal situé ; il sortit son agenda, commença à le feuilleter et à citer les adresses d’autres cottages abandonnés qu’on vendrait pour rien ; quant aux travaux, ils coûteraient encore moins à condition de faire une demande d’émigration, de recevoir un refus de la part des autorités et d’exiger une compensation.
« Je vois que tu t’occupes maintenant d’immobilier, dit Redrick.
— Je m’occupe un peu de tout, répondit Nounane, avec un clin d’œil.
— Je sais, je sais, on m’a parlé de tes occupations ! »
Nounane ouvrit grands les yeux, fit « chut ! » du doigt et esquissa un geste vers la cuisine.
« Laisse tomber, tout le monde est au courant, dit Redrick. L’argent n’a pas d’odeur. Maintenant, je le sais avec exactitude… Mais quand on m’a dit que tu avais engagé Gros Os comme gérant, j’ai failli crever de rire. Tu as laissé entrer un renard dans ton poulailler… Il est dingue, je le connais depuis l’enfance ! »
Là, il se tut et regarda le vieillard. Quelque chose frémit sur son visage et Nounane vit avec stupéfaction, sur cette physionomie rapace semée de taches de rousseur, l’amour et la tendresse les plus vrais, les plus sincères.
En le regardant, Nounane se rappela comment les préparateurs de Boyde étaient arrivés ici pour chercher ce moulage. Ils étaient deux, deux gars costauds, modernes, sportifs et le reste ; il y avait aussi un médecin de l’hôpital municipal avec deux infirmiers grossiers et forts comme des taureaux, prévus pour porter la civière et mater les fous dangereux. Plus tard, un des préparateurs raconta que « d’abord, ce rouquin n’a pas compris de quoi il s’agissait, il leur a ouvert la porte, les a laissé examiner son père et, ils l’auraient probablement emmené, parce que Redrick semblait croire que le papa allait faire un check-up à l’hôpital. Mais ces abrutis d’infirmiers, qui, à la phase initiale des pourparlers flânaient dans l’entrée et louchaient sur Goûta en train de laver les carreaux de la cuisine, ont traité le vieux comme une poutre : ils l’ont traîné, l’ont laissé tomber par terre. Redrick s’est foutu aussitôt en rage et c’est là que cet abruti de médecin a surgi et s’est mis à expliquer en détail quoi, pourquoi et où. Redrick l’a écouté une minute ou deux, puis, sans aucun avertissement, a explosé comme une bombe H ». Le préparateur qui racontait tout cela ne se souvenait pas lui-même comment il s’était retrouvé dans la rue. Le diable roux leur avait fait descendre l’escalier à tous les cinq. En plus, il n’en avait laissé aucun s’en aller par ses propres moyens. D’après le préparateur, tous, ils avaient débouché de l’entrée de l’immeuble comme des boulets de canon. Deux étaient restés sur le trottoir, inconscients, les trois autres avaient été pourchassés par Redrick le long de quatre pâtés de maisons, après quoi il était revenu vers la voiture de l’Institut et en avait brisé toutes les vitres. Le chauffeur n’était plus là : il s’était sauvé dans la direction opposée…
« On m’a montré dans un bar un nouveau cocktail, dit Redrick, versant du whisky. Il s’appelle la “gelée de sorcière”, je t’en ferai un après, quand on aura mangé. Je vais te dire, mon vieux, c’est un truc tel que si tu l’absorbes à jeun, ça met ta vie en danger ; ça te paralyse les bras et les jambes dès le premier verre… Tu peux dire ce que tu veux, Dick, mais aujourd’hui je vais te faire un sacré gueuleton, je te le jure. On va se rappeler le bon vieux temps, on va se rappeler le Bortch… Tu sais que le pauvre Ernie est toujours en taule ? » Il but, s’essuya les lèvres du dos de la main et demanda avec nonchalance : « Les autres, de l’Institut, ils se sont attaqués à la “gelée de sorcière” ou pas encore ? Tu sais, je suis maintenant un peu en retard sur la science… »
Nounane comprit immédiatement pourquoi Redrick avait amené la conversation sur ce sujet. Il agita les mains et dit :
« Ne m’en parle pas, mon vieux ! Tu connais l’histoire qui est arrivée avec cette “gelée” ? Tu as entendu parler des laboratoires de Carrigan ? C’est une boîte privée… Bon, ils se sont donc procuré une ration de “gelée”… »
Il raconta la catastrophe, le scandale, il dit qu’on n’avait toujours pas trouvé d’où provenait cette « gelée », ni qui l’avait fournie. Redrick paraissait écouter distraitement, faisait claquer sa langue, hochait la tête, puis versa encore résolument du whisky dans les verres et dit :
« Bien fait pour eux, ordures, qu’ils claquent… »
Ils burent. Redrick regarda son papa et de nouveau quelque chose frémit sur son visage.
« Goûta ! vociféra-t-il. Tu vas nous laisser crever de faim encore longtemps ?… C’est pour toi qu’elle s’applique, expliqua-t-il à Nounane. Elle prépare à coup sûr ta salade préférée aux fruits de mer, ça fait longtemps qu’elle les garde en réserve, j’ai vu la boîte… Et comment ça va à l’Institut en général ? A-t-on découvert quelque chose de nouveau ? On dit que maintenant chez vous les automates travaillent à pleine puissance, mais avec peu de résultats… »
Nounane se mit à raconter les affaires de l’Institut et pendant qu’il parlait, à côté du vieillard surgit silencieusement Ouistiti ; elle resta quelque temps debout, ses petites pattes poilues posées sur la table et puis, soudain, dans un mouvement purement enfantin, s’inclina vers le moulage et posa sa tête sur son épaule. Nounane, tout en bavardant, pensa, en regardant ces deux monstrueux enfants de la Zone : Seigneur, que nous faut-il de plus ? Mais que nous faut-il de plus pour que nous comprenions enfin ? Ça, ce n’est pas encore assez ?… Il savait que ce n’était pas encore assez. Il savait que des milliards et des milliards de gens ignoraient tout et ne voulaient rien savoir, et que même s’ils l’apprenaient, ils auraient peur pendant une dizaine de minutes et reviendraient aussitôt à leur petit train-train. Il faut que je m’en aille, pensa-t-il avec véhémence. Au diable Barbridge, au diable Lemkhen, au diable cette famille maudite, au diable !
Читать дальше