Et il se mit à parler de l’expérience du lendemain. Nounane l’emmena dans la ville des sciences.
Eux aussi, ils ont peur, pensait-il, se réinstallant dans sa Peugeot. Elles ont peur, les grosses têtes… Comme il se doit. Ces savants doivent même avoir plus peur que nous tous, les gens simples réunis. Parce que nous, nous ne comprenons rien à rien, tandis qu’eux, au moins, ils comprennent à quel point ils ne comprennent rien. Ils regardent dans cet abîme sans fond et savent qu’inévitablement ils doivent y descendre ; leur cœur flanche, pourtant il faut y descendre. Mais comment descendre, qu’est-ce qui se trouve au fond et, surtout, pourra-t-on remonter après ?… Quant à nous, on regarde, pour ainsi dire, dans une autre direction. Mais peut-être est-ce justement ça qu’il faut faire ? Que tout suive son chemin et nous, on vivra doucement comme on pourra. C’est vrai ce qu’il a dit : l’acte le plus héroïque de l’humanité, c’est d’avoir survécu et avoir l’intention de continuer… Et, malgré tout, le diable vous emporte, pensa-t-il à l’adresse des Visiteurs. Vous ne pouviez pas organiser votre pique-nique ailleurs ? Sur la Lune, par exemple. Ou sur Mars. Vous êtes des salauds aussi indifférents que tous les autres, même si vous avez appris à réduire l’espace. Un pique-nique, voyez-vous ça. Un pique-nique…
Qu’est-ce que je peux pour mes pique-niques à moi ? pensait-il, en conduisant lentement dans les rues brillamment éclairées et mouillées. Comment goupiller tout ça ? Par le principe de l’action minimale. Comme en mécanique. À quoi me sert-il, mon satané diplôme d’ingénieur, si je ne peux pas trouver comment coincer ce salaud de cul-de-jatte…
Il arrêta sa voiture devant la maison où habitait Redrick Shouhart et resta quelque temps au volant, réfléchissant à la manière de mener la conversation. Puis il sortit la “batterie” et ce n’est que là qu’il remarqua que la maison paraissait inhabitée. Presque toutes les fenêtres étaient sombres, il n’y avait personne dans le petit square et même les réverbères n’y étaient pas allumés. Cela lui rappela ce qu’il allait voir et il eut un frisson. Il alla jusqu’à envisager de faire venir Redrick par téléphone et de lui parler en voiture ou dans un bar paisible, mais il chassa cette pensée. Pour toute une série de raisons. Et en plus, se dit-il, ne ressemblons pas à ces minables qui ont fui la maison comme des cafards ébouillantés.
Il entra, monta sans se presser l’escalier qui n’avait pas été balayé depuis longtemps. Autour régnait le silence d’une maison inhabitée, plusieurs portes étaient entrouvertes ou même grandes ouvertes, des relents d’humidité et de poussière suintaient des entrées obscures. Il s’arrêta devant la porte de l’appartement de Redrick, lissa les cheveux derrière les oreilles, émit un profond soupir et appuya sur la sonnerie. Pendant quelque temps il n’entendit rien, puis les planches grincèrent, la serrure émit un déclic et la porte s’ouvrit doucement. Il n’avait pas entendu de pas.
Ouistiti, la fille de Redrick Shouhart, se tenait sur le seuil. Une vive lumière tombait de l’entrée sur le palier ; en l’espace de la première seconde Nounane n’aperçut que la silhouette sombre de la fillette et pensa qu’elle avait beaucoup grandi pendant ces quelques mois ; puis elle recula et il vit son visage. Sa gorge devint immédiatement sèche.
« Bonjour, Maria », dit-il, en s’efforçant de parler aussi tendrement que possible. « Comment vas-tu, Ouistiti ? »
Elle ne répondit rien. Silencieuse, elle reculait sans faire le moindre bruit vers la porte du salon, le regardant par en dessous. Apparemment, elle ne le reconnaissait pas. À vrai dire, lui non plus, ne la reconnaissait pas. La Zone, pensa-t-il. Cette saloperie de Zone…
« Qui est là ? demanda Goûta, sortant de la cuisine. Mon Dieu, Dick ! Où étiez-vous passé ? Vous savez que Redrick est de retour ? »
Elle se dépêcha d’aller à sa rencontre, tout en s’essuyant les mains avec une serviette jetée par-dessus son épaule. Toujours aussi jolie, énergique, forte, mais amincie d’une certaine manière : le visage tiré, les yeux étrangement fiévreux…
Il l’embrassa sur la joue, lui donna son imperméable et son chapeau, puis dit :
« Oui, oui, j’en ai entendu parler… Je n’avais pas le temps de faire un saut chez vous. Il est là ?
— Oui, dit Goûta. Il est avec un type… Je pense qu’il va partir bientôt, ça fait longtemps qu’ils parlent. Entrez, Dick… »
Il fit quelques pas le long du couloir et s’arrêta sur le seuil du salon. Devant la table était assis un vieillard. Un moulage. Immobile et légèrement penché de côté. La lumière rose de l’abat-jour tombait sur le visage large et sombre, comme taillé dans du vieux bois ; une bouche creusée sans lèvres, des yeux fixes, sans éclat. Nounane sentit immédiatement une odeur. Il savait que c’était son imagination qui lui jouait des tours, l’odeur n’existait que les premiers jours, puis elle disparaissait complètement, mais il sentait en quelque sorte de mémoire : l’odeur étouffante, lourde, de la terre éventrée.
« Venez plutôt à la cuisine, dit vivement Goûta. Je suis en train de préparer le dîner, on va bavarder.
— Oui, avec plaisir, dit Nounane, énergique. Ça fait si longtemps que nous ne nous sommes pas vus !… Vous n’avez pas encore oublié que j’aime bien prendre un verre avant de dîner ? »
Ils passèrent à la cuisine. Goûta ouvrit aussitôt le réfrigérateur ; Nounane s’installa devant la table et regarda autour de lui. Comme toujours, tout était propre, tout étincelait, la vapeur montait au-dessus des casseroles. La cuisinière était toute neuve, semi-automatique, il y avait donc de l’argent dans la maison.
« Comment est-il ? demanda Nounane.
— Comme d’habitude, répondit Goûta. En prison, il a maigri, mais maintenant il a déjà retrouvé son poids.
— Toujours rouquin ?
— Je pense bien !
— Méchant ?
— Oh oui ! Ça, il le sera jusqu’à sa mort. »
Goûta posa sur la table devant Nounane un verre de Bloody Mary. La couche transparente de vodka russe paraissait flotter au-dessus du jus de tomate.
« Pas trop ? demanda-t-elle.
— Juste ce qu’il faut. » Nounane avala le mélange. Il se rappela qu’en fait, c’était la première fois de la journée qu’il buvait quelque chose de substantiel. « Ça, c’est pas pareil, dit-il.
— Et vous, tout va bien ? demanda Goûta. Pourquoi n’êtes-vous pas venu depuis si longtemps ?
— Ces foutues affaires, dit Nounane. Chaque semaine je pensais passer vous voir ou juste téléphoner, mais d’abord j’ai été obligé d’aller à Rexopolis, puis il y a eu un scandale, puis on m’a dit : “Redrick est revenu”, alors j’ai pensé que je ferais mieux d’attendre un peu, pour ne pas vous déranger… Bref, je boulonne, Goûta. Parfois je me demande : pourquoi, diable, boulonnons-nous comme ça ? Pour gagner de l’argent ? Mais à quoi bon cet argent si nous n’arrêtons pas de boulonner ?… »
Goûta fit tinter les couvercles des casseroles, prit un paquet de cigarettes sur une petite étagère et s’assit en face de Nounane. Ses yeux étaient baissés. Nounane se dépêcha de sortir son briquet et lui offrir du feu. De nouveau, pour la deuxième fois de sa vie, il vit que les doigts de Goûta tremblaient, comme quand Redrick venait d’être jugé et qu’il était venu la voir pour lui donner de l’argent : dans les premiers temps elle dépérissait sans argent et pas un salaud de leur immeuble ne lui prêtait un sou. Puis, l’argent avait réapparu dans la maison, des sommes importantes et Nounane avait deviné d’où il venait. Cependant, il continuait toujours à passer la voir, apportait des sucreries et des jouets pour Ouistiti, buvait du café avec Goûta pendant des soirées entières et ensemble, ils forgeaient des plans concernant le futur heureux de Redrick. Plus tard, après avoir entendu ses récits, il alla voir les voisins et essaya de les rendre un peu plus raisonnables. Il expliquait, il priait, à la fin, ayant perdu patience, il menaçait : « Attendez que Redrick sorte de prison, il vous brisera les os… » Tout avait été vain.
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