Arkadi et Boris Strougatski
L’Escargot sur la pente
Au tournant, dans la profondeur
de la trouée de la forêt,
Le futur qui m’attend
me sert de serment.
On ne l’entraînera pas dans une discussion
Et on ne l’amadouera pas par la caresse
Il est grand ouvert, comme la forêt
distendu, а la rencontre.
Boris Pasternak.
Grimpe, grimpe doucement,
Escargot, la pente du Fuji,
Plus haut, jusqu’au sommet !
Issa, fils de paysan. I
Traduit du russe
par Michel Pétris
De cette hauteur, la forêt était comme une luxuriante écume mouchetée. Comme une immense éponge poreuse couvrant le monde tout entier. Comme un animal qui se serait un jour tapi dans l’attente puis se serait endormi et se serait couvert d’une mousse grossière. Comme un masque informe posé sur un visage que personne n’avait encore jamais vu.
Perets quitta ses sandales et s’assit, ses pieds nus pendant dans le précipice. Il lui sembla que ses talons étaient tout d’un coup devenus humides, comme s’il les avait réellement plongés dans le tiède brouillard lilas qui s’accumulait sous la falaise. Il tira de sa poche les cailloux qu’il avait ramassés, les disposa soigneusement а côté de lui, puis choisit le plus petit et le jeta doucement en bas, dans le monde vivant et silencieux, endormi et indifférent qui avalait pour toujours. L’étincelle blanche s’éteignit, et rien ne se produisit, aucun branchage ne remua, aucun oeil ne s’entrouvrit pour le regarder.
S’il jetait un caillou toutes les minutes et demi ; s’il fallait croire ce que racontait la cuisinière uni-jambiste que l’on surnommait Kazalounia, et ce que supposait Mme Bardo, la directrice du groupe d’aide а la population locale ; s’il ne fallait pas croire ce que murmuraient le chauffeur Touzak et l’Inconnu du groupe de la Pénétration du génie ; si l’intuition humaine valait quelque chose et si enfin les espérances pouvaient se réaliser au moins une fois dans la vie, alors, а la septième pierre, les buissons s’écarteraient avec fracas derrière lui et dans la clairière, sur l’herbe foulée, blanchie par la rosée, paraîtrait le Directeur, torse nu, en pantalon de gabardine grise а passepoil mauve, respirant avec bruit, le visage luisant, jaune et rose, velu ; il ne regarderait rien, ni la forêt au-dessous de lui, ni le ciel au-dessus ; il se baisserait, plongerait ses larges mains dans l’herbe, se redresserait en brassant l’air de ses larges mains et en faisant rouler а chaque fois son ventre puissant sur son pantalon tandis qu’un air chargé d’acide carbonique et de nicotine s’échapperait, sifflant et bouillonnant, de sa bouche grande ouverte.
Derrière, les buissons s’écartèrent bruyamment. Perets se retourna avec circonspection : ce n’était pas le Directeur, mais la personne familière de Claude-Octave Domarochinier, du groupe de l’Eradication. Il s’approcha lentement et s’arrêta а deux enjambées de Perets, abaissant vers lui ses yeux sombres et attentifs. Il savait ou soupçonnait quelque chose, quelque chose de très important, et ce savoir ou ce soupçon immobilisait les traits de son visage allongé, visage pétrifié d’un homme qui apportait ici, sur l’а-pic, une étrange et angoissante nouvelle. Cette nouvelle, personne encore au monde ne la connaissait, mais il était manifeste que tout était radicalement changé, que tout ce qui avait cours auparavant n’avait maintenant plus de sens et que chacun devrait désormais donner tout ce dont il était capable.
— A qui sont ces pantoufles ? demanda-t-il en jetant un regard circulaire autour de lui.
— Ce ne sont pas des pantoufles, dit Perets Ce sont des sandales.
Domarochinier eut un sourire et tira de sa poche un gros bloc-notes.
— Tiens donc. Des sandales ? Trè-ès bien. Mais а qui sont ces sandales ?
Il s’approcha de l’а-pic, coula un regard prudent vers le bas et recula aussitôt.
— Quelqu’un est assis au bord de l’а-pic, commenta-t-il, avec des sandales posées а côté de lui. La question qui se pose inévitablement est alors : а qui sont les sandales et où se trouve leur propriétaire ?
— Ce sont mes sandales, dit Perets. Domarochinier regarda d’un air de doute son bloc-notes :
— Les vôtres ? Donc, vous êtes pieds nus. Pourquoi ?
— Pieds nus parce qu’il n’y a pas d’autre moyen, expliqua Perets. J’ai fait tomber hier ma pantoufle droite et j’ai décidé а l’avenir de rester pieds nus.
Il se pencha en avant et regarda entre ses genoux écartés :
— Elle est lа-bas. Vous allez voir, avec un caillou …
Domarochinier lui prit la main d’un geste vif et s’empara des cailloux.
— De la pierre ordinaire, effectivement, dit-il.
Mais ça ne change rien. Je ne comprends pas, Perets, pourquoi vous essayez de me tromper. D’ici, on ne peut voir une pantoufle — si du moins elle est réellement lа-bas, et ça c’est une autre question que nous examinerons ensuite — et du moment qu’on ne peut pas la voir, vous ne pouvez pas espérer l’atteindre avec une pierre, même si vous aviez l’adresse nécessaire et si vous vouliez réellement cela et cela seul : je parle du coup au but … Mais nous allons éclaircir tout ça.
Il remonta les jambes de son pantalon, s’assit sur les talons et poursuivit :
— Donc, vous étiez lа hier aussi. Pour quoi faire ? Comment se fait-il que ce soit la deuxième fois que vous veniez au bord de l’а-pic, alors que les autres employés de l’Administration, pour ne rien dire des spécialistes surnuméraires, n’y viennent que pour satisfaire un besoin naturel ?
Perets se fit petit. Ce n’est qu’une question d’ignorance, pensa-t-il. Ce n’est pas du défi ni de la méchanceté, il ne faut pas y attacher d’importance. C’est simplement de l’ignorance. Il ne faut pas attacher d’importance а l’ignorance, personne ne le fait. L’ignorance défèque sur la forêt. L’ignorance défèque toujours sur quelque chose.
— Vous aimez sans doute vous asseoir ici, poursuivit Domarochinier sur un ton insinuant. Vous aimez beaucoup la forêt. Vous l’aimez ? Répondez !
— Et vous ? demanda Perets. Domarochinier s’offensa et ouvrit son bloc-notes :
— Ne vous oubliez pas ! Vous savez très bien qui je suis. J’appartiens au groupe de l’Eradication, et votre réponse, ou plus exactement votre contre-question, est donc absolument dépourvue de sens. Vous comprenez parfaitement que mon attitude envers la forêt est déterminée par la fonction que je remplis, mais qu’est-ce qui détermine la vôtre ? cela je ne le comprends pas très bien. Ce n’est pas bien, Perets, pensez-y : je vous donne ce conseil pour votre bien, pas pour le mien. On n’a pas idée d’être aussi étranger : rester assis au bord de l’а-pic, pieds nus, lancer des pierres … Pourquoi ? On se le demande. A votre place, je raconterais tout. A moi. Je remettrais tout en ordre. Vous le savez peut-être, il y a des circonstances atténuantes, et en fin de compte vous n’avez rien а craindre, n’est-ce pas Perets ?
— Non, dit Perets. C’est-а-dire évidement, oui.
— Vous voyez. Le naturel disparaît d’un seul coup, et il n’existe plus. A qui est cette main, demandons-nous ? Où lance-t-elle une pierre ? Ou peut-être а qui ? Ou encore sur qui ? Et pourquoi ? Et comment pouvez-vous rester assis au bord de l’а-pic ? Est-ce inné chez vous ou bien vous êtes-vous spécialement entraîné ? Moi, par exemple, je ne peux pas rester au bord de l’а-pic. Et je n’ose même pas me demander pourquoi j’aurais pu m’y entraîner. La tête me tourne. Et c’est normal. Un homme n’a aucune raison de s’asseoir au bord de l’а-pic. Surtout s’il n’a pas de laissez-passer pour la forêt. Montrez-moi s’il vous plaît votre laissez-passer, Perets.
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