Arcadi et Boris Strougatski
Le lundi commence le samedi
« Mais le plus étrange, le plus incompréhensible est que des écrivains puissent choisir des sujets pareils, je Vavoue, cela dépasse l’entendement … Non, non, je ne comprends absolument pas. »
N. V. Gogol.
ARCADI ET BORIS STROUGATSKI
LE LUNDI COMMENCE LE SAMEDI
EDITIONS DENOËL
4-74
CONTE POUR JEUNE ATTACHÉ DE RECHERCHE
traduit du russe par Bernadette du Crest
DENOËL
© by Éditions « La Jeune Garde », Moscou, 1966
© by Éditions Denoël, Paris, 1974
PREMIÈRE HISTOIRE. REMUE-MÉNAGE AUTOUR D’UN DIVAN
Le professeur : Mes enfants, écrivez la proposition suivante : « Un poisson était perché sur un arbre. »
Un élève : Mais est-ce que les poissons perchent dans les arbres ?
Le professeur : Eh bien … C’était un poisson un peu fou.
Histoire d’écolier.
J’approchais de mon lieu de destination. La forêt verdoyante s’avançait tout au bord de la route, ne faisant que rarement place à des clairières couvertes de laiches jaunes. Le soleil, prêt à se coucher depuis un bon bout de temps, ne se décidait toujours pas et restait suspendu au-dessus de l’horizon. La chaussée était étroite et parsemée de gravier. Quand l’auto roulait sur de gros cailloux, les jerricans vides faisaient un bruit de ferraille dans le coffre arrière.
Deux hommes débouchèrent de la forêt et s’arrêtèrent sur le bas-côté en regardant dans ma direction. L’un d’eux leva la main. Je ralentis pour mieux les voir. C’étaient des jeunes gens, un peu plus âgés que moi peut-être et qui me firent l’effet de chasseurs. Leurs visages me plurent et je stoppai. Celui qui avait levé le bras passa par la portière un visage bronzé au nez en bec d’aigle et me demanda en souriant :
— Vous ne pourriez pas nous emmener jusqu’à Solovets ?
Son compagnon, roux et barbu, que j’apercevais derrière son épaule, souriait aussi. Ils étaient vraiment sympathiques.
— Montez, dis-je. Un devant, un derrière, parce que j’ai tout un bazar sur la banquette arrière.
— Vous êtes notre bienfaiteur ! s’écria, réjoui, le garçon au nez busqué. Il ôta son fusil de l’épaule et s’installa à mes côtés.
Le barbu, jetant un regard hésitant sur le siège, dit :
— Est-ce que je pourrais un peu … ?
Je me penchai et l’aidai à déblayer les lieux occupés par un sac de couchage et une tente pliée.
— Claquez bien la porte, lui dis-je.
Je démarrai. Le nez busqué se retourna et déclara d’un ton plein d’entrain qu’il était beaucoup plus agréable de voyager en voiture que d’aller à pied. Le barbu qui n’arrivait pas à fermer la portière, exprima son accord d’une manière peu audible. — Enlevez votre imperméable, lui conseillai-je, en regardant dans le rétroviseur. Il est coincé. Au bout de cinq minutes tout s’arrangea. Je demandai : — Jusqu’à Solovets, ça fait une dizaine de kilomètres ? — Oui, répondit le nez busqué. Un peu plus peut-être. La route n’est pas fameuse, pour les camions. — Elle est tout à fait convenable, me récriai-je. On m’avait dit que je ne pourrais pas passer. — La route est praticable même en automne. — Ici, peut-être, mais à partir de Korobets, c’est un chemin de terre. — L’été est sec cette année. Tout a séché. — Il paraît qu’il pleut du côté de Zatogne, remarqua le barbu. — Qui te l’a dit ? — Merlin. Ils rirent tous les deux. J’allumai une cigarette et leur tendis mon paquet. — Fabrique Clara Zetkin, lut le nez busqué. Vous êtes de Leningrad ? — Oui.
— Vous voyagez ? — Oui, dis-je. Et vous, vous êtes d’ici ? — Oh ! oui, tout à fait. — Moi, je suis de Mourmansk, m’informa le barbu. — Pour quelqu’un de Leningrad, Solovets ou Mourmansk, c’est la même chose, le Nord, quoi, déclara son compagnon. — Non, pourquoi, dis-je poliment. — Vous allez vous arrêter à Solovets ? demanda le nez busqué. — Bien sûr, répondis-je. C’est là que je vais. — Vous y avez de la famille ou des amis ? — Non, dis-je. Je dois y attendre des copains. Eux, ils suivent la rive. Solovets est notre point de rencontre.
J’aperçus un lit de caillasse et freinai en disant :
— Tenez-vous bien ! L’auto, cahotée, nous fit sauter sur nos sièges. Le garçon assis à côté de moi heurta du nez le canon de son fusil. Le moteur peinait, des pierres étaient projetées sur le châssis. — Pauvre auto, dit le nez busqué. — Qu’y faire …, dis-je. — Il y en a qui hésiteraient à prendre des routes pareilles avec leur auto. — Moi pas, dis-je. — Ah ! c’est qu’elle n’est pas à vous, devina-t-il. — Comment voulez-vous que j’aie une auto ? Je l’ai louée. — Je vois, dit-il. Son ton était un peu déçu et je me sentis visé : — A quoi bon acheter une auto et circuler sur les bonnes routes ? Quand c’est asphalté, il n’y a rien d’intéressant à voir, là où c’est intéressant, il n’y a pas d’asphalte. — Oui, bien sûr, répondit-il poliment. — A mon avis, c’est idiot de faire une idole de sa bagnole, déclarai-je. — Oui, dit le barbu, mais ce n’est pas l’opinion de tout le monde. Nous nous mîmes à parler autos et nous parvînmes à cette conclusion que s’il fallait en acheter une, le mieux était de prendre une Gaz-69 mais que malheureusement elles n’étaient pas en vente. Puis le nez busqué me demanda : — Où travaillez-vous ? Je le lui dis. — Fantastique ! s’exclama-t-il. Écoutez, laissez tomber votre institut et venez chez nous. — Qu’est-ce que vous avez, vous ? — Qu’est-ce que nous avons ? demanda-t-il en se tournant vers son copain. — Aldan-3, dit le barbu. — C’est un bel engin, dis-je. Et il marche bien ? — Heu … comment vous dire. — Je vois, dis-je. — Il n’est pas encore tout à fait réglé, dit le barbu. Venez chez nous, vous vous en occuperiez … — Nous vous ferions muter en un rien de temps, ajouta le nez busqué. — Et à quoi travaillez-vous ? demandai-je. — Comme tous les scientifiques, au bonheur des hommes. — Je vois, dis-je. La recherche spatiale ? — Oui, ça aussi. — Je suis bien là où je suis, dis-je. — Une grande ville, un bon salaire, dit le barbu à voix basse, mais j’avais entendu.
— Non, dis-je. Non, il n’y a pas que l’argent qui compte. — Je plaisantais, dit le barbu. — Il plaisante, dit son ami. Vous ne trouverez jamais une boîte plus intéressante que la nôtre. — Pourquoi croyez-vous ça ?
— J’en suis sûr. — Pas moi. — Nous reviendrons sur ce sujet, dit-il avec un petit rire. Vous comptez rester longtemps à Solovets ? — Au maximum deux jours.
— Eh bien, nous reparlerons de ça dans deux jours. Le barbu déclara : — Personnellement, je vois là le doigt du destin. Se promener en forêt et tomber sur un programmeur ! J’ai l’impression que vous êtes marqué par le destin. — Vous avez à ce point besoin d’un programmeur ? demandai-je. — Oui, absolument besoin, à tout prix. — J’en parlerai aux copains, promis-je. J’en connais qui ne sont pas très contents. — Il nous faut un programmeur, mais pas n’importe lequel, dit le grand nez. Les programmeurs, c’est très demandé, ils sont devenus capricieux. Nous, il nous en faudrait un qui ne le soit pas. — Oui, ça, c’est plus difficile, dis-je. — Nous avons besoin d’un programmeur : a ) peu exigeant, b ) qui soit là de son plein gré, c ) qui accepte de vivre en foyer, énuméra-t-il sur ses doigts. — d ) qui se contente d’un salaire de cent vingt roubles, conclut le barbu. — Et qui ait des ailes dans le dos, peut-être ? demandai-je. Ou un nimbe autour de la tête ? Un sur mille, quoi ! — Justement, il ne nous en faut qu’un, dit le grand nez. — Et s’il n’y en a que neuf cents ? — Nous sommes d’accord pour un programmeur à quatre-vingt-dix pour cent.
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