Je restai allongé un certain temps, le cœur battant, puis j’entendis les ronflements de la vieille et une voix dans la pièce. Quelqu’un expliquait à mi-voix sur un ton doctoral :
— L’éléphant est le plus grand animal vivant. Il a sur le devant de la tête un grand morceau de chair qu’on appelle trompe, parce qu’il est vide et distendu comme un tuyau. L’éléphant l’étire et le tord de mille façons en s’en servant comme d’un bras.
Glacé de curiosité, je me retournai sans bruit sur le côté droit. Il n’y avait personne dans la pièce. La voix continuait, sentencieuse :
— Le vin, absorbé modérément, est très bon pour l’estomac, mais, pris en trop grande quantité, il produit des vapeurs qui ravalent l’homme au niveau d’un animal privé de raison. Vous avez quelquefois vu des ivrognes et vous vous rappelez le sentiment de répulsion justifiée que vous avez alors ressenti.
Je me dressai d’un bond. La voix se tut. J’avais l’impression qu’on avait parlé derrière le mur. Rien n’avait changé dans la pièce, mais le portemanteau, à mon grand étonnement, était à sa place. A mon grand étonnement aussi, j’avais de nouveau très faim.
— Tinctura ex vitro antimonii , proféra alors la voix. Je tressaillis. Magiphtérium antimon angeli salae. Baphilii oleum vitri antimonii alexiterium antimoniale ! — Un petit rire s’éleva. — C’est du charabia, dit la voix qui enchaîna sur un ton douloureux : — Bientôt ces yeux, non encore déliés, ne verront plus le soleil, mais ne permets pas qu’ils se ferment sans que j’aie appris la nouvelle de mon pardon et de ma félicité … Ceci est Uesprit ou les Pensées morales du Glorieux Young, tirées de ses pensées nocturnes. En vente à Saint-Pétersbourg et à Riga, à la librairie Svechnikov au prix de deux roubles. — Je perçus un sanglot étouffé. — Encore des divagations, dit la voix qui se mit à déclamer :
Les honneurs, la beauté, la richesse,
Tous les agréments de la vie,
S’envolent, faiblissent, périssent,
O corruption, et le bonheur est trompeur !
Les infections rongent le cœur,
Et la gloire s’enfuit sans retour …
J’avais compris d’où venait la voix : du coin où se trouvait le miroir vaporeux.
— Et maintenant, dit la voix, ce qui suit : Tout est le Moi unique, c’est Moi, le Moi universel. L’union avec l’ignorance qui vient d’un obscurcissement de la lumière, le Moi disparaît avec le développement de la spiritualité.
— Et c’est tiré de quoi, ces élucubrations ? demandai-je. Je n’attendais pas de réponse, j’étais persuadé de dormir.
— Des Oupanichads , s’empressa-t-on de me répondre.
— Et qu’est-ce que c’est les Oupanichads ? — Je n’étais plus sûr de dormir.
— Je ne sais pas, dit la voix.
Je m’approchai du miroir sur la pointe des pieds. Je n’aperçus pas mon reflet. La glace obscure refiétait le rideau, un bout du poêle, un tas de choses, mais moi je n’y étais pas.
— Qu’y a t-il ? demanda la voix. Vous avez des questions à poser ?
— Qui parle ? — Je regardai derrière le miroir, je ne vis que de la poussière et des araignées crevées. Alors, avec mon index, j’appuyai sur mon œil gauche. C’est une vieille méthode que j’ai trouvée dans le passionnant ouvrage de V. V. Bitner, Croire ou ne pas croire ? Il suffit d’appuyer sur le globe oculaire pour que les objets réels — à la différence des hallucinations — se dédoublent. Le miroir se dédoubla et mon reflet y apparut : une physionomie ensommeillée et plutôt inquiète. J’avais des courants d’air dans les jambes. Les doigts de pied recroquevillés, j’allai jeter un coup d’œil par la fenêtre.
Il n’y avait personne, même le chêne avait disparu. Je me frottai les yeux. Je vis distinctement, juste en face de moi, le puits couvert de mousse, le portail et l’auto. « Je dors », me dis-je, rassuré. Mon regard tomba sur le vieux bouquin posé sur l’appui de la fenêtre. Dans mon rêve précédent, j’avais vu le troisième tome du Chemin des tourments , mais cette fois, je lus sur la couverture : P. I. Karpov, VŒuvre des malades mentaux et son influence sur révolution des sciences, des arts et des techniques. Grelottant de froid, je feuilletai le volume et regardai les planches en couleurs. Puis je lus la Poésie n° 2 :
Dans un cercle de nuages, très haut,
Le moineau à l’aile noire,
Frémissant et solitaire Plane très vite sur la terre.
Il vole à la saison nocturne,
Éclairé d’un rayon de lune,
Et sans que rien ne l’accable
Il voit tout sous ses ailes.
Fier, terrible, courroucé,
Il vole comme une ombre,
Ses yeux brillent comme le jour.
Soudain, le plancher tangua sous moi. Un long grincement se fit entendre, puis, pareil au lointain grondement d’un tremblement de terre, ce fut un : « Co-ôt … Co-ot … Co-ot … » tonitruant. L’isba chancela comme une barque sur les flots. La cour se déplaça, une gigantesque patte de poule surgit sous la fenêtre, creusa dans l’herbe de profonds sillons et disparut. Le plancher s’inclina, je faillis tomber, me retins à quelque chose de mou, me cognai la tête et tombai du divan. Je me retrouvai par terre, accroché à mon oreiller. Il faisait tout à fait jour. Dehors, quelqu’un toussait pour s’éclaircir la voix.
— Bon, alors … dit une voix masculine bien timbrée. Il était une fois un roi qui s’appelait … heu … voyons … au fond, ça n’a pas d’importance. Disons, heu … Polyeucte … Ce roi avait trois fils. Le premier … heu … Le troisième était benêt, mais le premier ?…
Courbé comme un soldat sous le feu de l’ennemi, je m’approchai de la fenêtre. Le chêne était là. Le chat Vassili [3] Le chat Vassili est un chat savant, attaché à un chêne ; quand il va à droite, il chante, quand il va à gauche, il raconte une histoire. On le trouve dans Rouslan et Lioudmila , le poème de Pouchkine.
, debout sur ses pattes de derrière semblait plongé dans une profonde méditation. Il avait entre les dents une fleur de nénuphar. Le chat regardait par terre et faisait : « Heu … » Il secoua la tête, mit ses pattes de devant derrière son dos, et légèrement voûté comme le professeur Doubino-Kniajitski quand il fait son cours, s’écarta du chêne.
— Bon, disait le chat à mi-voix. Il était une fois un roi et une reine. Ce roi et cette reine avaient un fils … heu … un demeuré, bien sûr …
Le chat grimaça, cracha la fleur avec dépit et s’essuya le front.
— La situation est désespérée, dit-il. Pourtant je me souviens de certaines choses ! — Ha ! Ha ! Ha ! Nous aurons de quoi nous régaler : un cheval à dîner, un jouvenceau à souper … — Où est-ce que ça se trouve ? Ivan, comme vous le pensez, répond, l’imbécile : — Ah ! monstre maudit ! Tu veux goûter du cygne blanc sans l’avoir attrapé ! Ensuite, évidemment, la flèche rougie au feu qui abat les trois têtes à la fois. Ivan arrache les trois cœurs et les apporte, le crétin, à sa mère … Quel cadeau ! Le chat eut un rire sardonique puis soupira : Hé oui ! c’est bien triste la sclérose …
Il soupira encore une fois, revint vers le chêne et entonna : — Croa-croa, mes chers petits ! Croa-croa, mes petites colombes ! Je … heu … je vous ai abreuvé de mes larmes, plus exactement, nourri de mes larmes … Il soupira une troisième fois et resta quelque temps silencieux. Arrivé au chêne, il se mit à crier d’une voix discordante : — Les morceaux de choix, je vous les laissais !..
Il tenait maintenant une énorme cithare que je ne l’avais pas vu prendre. Il assena un coup de patte sur l’instrument et grattant les cordes de ses griffes, cria de plus belle comme s’il avait voulu étouffer la musique :
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