« Quoi, elle ne vous plaît pas ? demanda-t-il, en se pourléchant.
— À vrai dire, je ne bois pas, dit Valentin, indécis.
— Oh ! fit Nounane, stupéfait.
— Au diable ! » dit Valentin et il repoussa la chope d’un geste résolu. « Puisque c’est comme ça, commandez-moi plutôt un cognac.
— Rosalia ! » aboya aussitôt Nounane, définitivement égayé.
Lorsque le cognac fut apporté, il dit :
« Et malgré tout, cela ne devrait pas être comme ça. Je ne parle plus du pique-nique, ça, c’est vraiment un coup vache, mais même en acceptant la version que tout cela n’est qu’un prélude au contact, cela reste moche. Je comprends : les “bracelets”, les “creuses”… Mais pourquoi la “gelée de sorcière” ? Les “calvities de moustique” et ce duvet ignoble…
— Excusez-moi », dit Valentin, en choisissant une tranche de citron, « mais je ne comprends pas très bien votre terminologie. Quelles calvities, je vous demande pardon ? »
Nounane rit.
« C’est du folklore, expliqua-t-il. L’argot professionnel des stalkers. Les “calvities de moustique” sont des endroits à la gravitation élevée.
— Ah ! les graviconcentrés… La gravitation dirigée. Voilà un sujet que j’aborderais avec plaisir, mais vous n’y comprendrez rien.
— Et pourquoi donc n’y comprendrai-je rien ? Je suis quand même ingénieur…
— Parce que moi-même, je n’y comprends rien, dit Valentin. Je possède des systèmes d’équations, mais je n’ai aucune idée sur leur interprétation… Quant à la “gelée de sorcière” ça doit être du gaz colloïdal ?
— Exactement. Avez-vous entendu parler de la catastrophe des laboratoires de Carrigan ?
— Oui, j’en ai entendu dire un mot, répliqua Valentin à contrecœur.
— Ces crétins ont placé un conteneur de porcelaine avec de la “gelée” dans une chambre spéciale, totalement isolée… c’est-à-dire, qu’ils pensaient que la chambre était totalement isolée… Quand ils ont ouvert le conteneur avec des manipulateurs, la “gelée” a traversé le métal et le plastique comme l’eau traverse le buvard et tout ce qui entrait en contact avec elle devenait à son tour de la “gelée”. Trente-cinq personnes sont mortes, plus de cent sont handicapées et l’immeuble des laboratoires est entièrement hors d’état. Vous est-il arrivé de le voir ? Une construction magnifique ! Puis, la “gelée” a dégouliné dans les caves et les étages inférieurs… Voilà le prélude à vos contacts. »
Valentin fit une grimace.
« Oui, je sais tout ça, dit-il. Cependant, avouez, Richard, que les Visiteurs n’y sont pour rien. Comment pouvaient-ils supposer l’existence chez nous de complexes militaro-industriels ?
— Ils auraient dû le savoir ! répondit Nounane d’un ton de reproche.
— Ils vous auraient répondu : vous auriez dû détruire il y a très longtemps les complexes militaro-industriels.
— C’est vrai, confirma Nounane. Pourquoi ne l’entreprendraient-ils pas, puisqu’ils sont si puissants ?
— C’est-à-dire que vous proposez une ingérence dans les affaires intérieures de l’humanité ?
— Hum, fit Nounane. Évidemment, de cette façon nous pouvons facilement aller trop loin. N’en parlons pas. Revenons plutôt au début de notre conversation. Comment tout cela va-t-il se terminer ? Vous autres, les savants, espérez-vous trouver dans la Zone quelque chose de fondamental, quelque chose qui serait vraiment susceptible de bouleverser la science, la technologie, la façon de vivre ?… »
Valentin haussa les épaules.
« Vous vous êtes trompé d’adresse, Richard. Je n’aime pas me livrer à de vaines fantaisies. Lorsqu’il s’agit de sujets aussi sérieux, je préfère rester prudemment sceptique. Partant de ce que nous avons déjà reçu, nous possédons devant nous tout un spectre de possibilités. Pour le moment, on ne peut rien dire de concret.
— Bon, essayons alors par l’autre bout. D’après vous, qu’avons-nous déjà reçu ?
— Aussi amusant que cela puisse paraître, assez peu. Nous avons découvert beaucoup de choses miraculeuses. Dans certains cas nous avons appris à utiliser ces miracles pour nos besoins. Nous nous y sommes habitués… Un singe appuie sur un bouton rouge et reçoit une banane, il appuie sur un bouton blanc et reçoit une orange, mais il ne sait pas comment se procurer des bananes et des oranges sans boutons. Il ne comprend pas non plus quel rapport existe entre les boutons et les fruits. Prenons, par exemple, les “batteries”. Nous avons appris à les utiliser. Nous avons même découvert les conditions de leur scissiparité. Mais jusqu’ici nous n’avons pu fabriquer aucune “batterie”, nous ne comprenons pas comment elles fonctionnent et, visiblement, ne sommes pas près de le comprendre… Voilà ce que j’en pense : il y a des objets que nous avons appris à utiliser. Nous les utilisons, mais pas comme le font les Visiteurs, c’est presque certain. Je suis totalement convaincu que dans la plupart des cas nous enfonçons des clous avec des microscopes. Mais malgré cela, nous en utilisons certains : les “batteries”, les “bracelets” qui stimulent les processus vitaux… les types différents de masses quasi biologiques qui ont effectué une telle révolution dans la médecine… Nous avons reçu de nouveaux tranquillisants, de nouveaux engrais minéraux, ce qui a causé une révolution dans l’agronomie… Au fait, pourquoi vous les énumérer ? Vous êtes au courant aussi bien que moi : je vois que vous-même, vous portez un “bracelet”… Appelons ce groupe d’objets “utiles”. On peut dire que dans une certaine mesure ils ont joué un rôle de bienfaiteurs envers l’humanité, bien qu’il ne faille jamais oublier que dans notre monde euclidien chaque bâton possède deux bouts…
— L’utilisation indésirable ? intervint Nounane.
— Précisément. Mettons, l’utilisation des “batteries” dans l’industrie de guerre… Mais ça, ce n’est pas si grave. L’action de chaque objet utile est plus ou moins étudiée par nous, elle est plus ou moins tirée au clair. Maintenant, c’est la technologie qui freine tout, mais dans une cinquantaine d’années nous apprendrons nous-mêmes comment on fabrique ces sceaux royaux et nous casserons alors à cœur joie des noix avec. Les choses se compliquent avec l’autre groupe d’objets. Se compliquent justement parce qu’ils ne trouvent chez nous aucune utilisation. Quant à leurs propriétés, dans le cadre de nos notions actuelles, elles sont résolument inexplicables. Par exemple, les pièges magnétiques de types différents. Nous comprenons que c’est un piège magnétique, Panov l’a prouvé d’une façon très spirituelle. Mais nous ne comprenons ni où se trouve la source d’un champ magnétique aussi puissant, ni quelle est la raison de sa superstabilité… Nous ne comprenons rien. Nous ne pouvons que forger des hypothèses fantastiques relatives à des facultés de l’espace que nous n’avons jamais soupçonnées. Ou le K-23… Comment les appelez-vous, ces jolies boules noires qui servent à faire des bijoux ?
— Des “éclaboussures noires” dit Nounane.
— C’est ça, des “éclaboussures noires”… Joli nom. Bien, vous connaissez leurs facultés. Si on dirige un rayon de lumière sur une de ces boules, la lumière en sort avec retard. De surcroît, ce retard dépend du poids de la boule, de sa dimension et de quelques autres de ses paramètres… La fréquence de la lumière qui sort est toujours moindre que celle de la lumière qui entre… Pourquoi ? Il existe une idée démente selon laquelle ces “éclaboussures noires” sont les domaines gigantesques d’un espace qui possède d’autres propriétés que le nôtre et qui a adopté cette forme rétrécie sous l’influence de notre espace à nous… » Valentin sortit une cigarette et l’alluma. « Bref, les objets de ce groupe sont totalement inutiles pour la pratique humaine actuelle, bien que du point de vue scientifique ils possèdent une signification primordiale. Ce sont des réponses tombées du ciel à des questions que nous ne savons pas encore poser. Le sir Isaac susmentionné n’aurait probablement pas vu clair dans le laser, mais en tout cas, il aurait compris que cette chose est possible, ce qui aurait exercé une forte influence sur sa conception scientifique. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais l’existence d’objets tels que les pièges magnétiques, le K-23 et les “anneaux blancs” a supprimé d’emblée tout un champ de théories qui fleurissaient encore récemment et a fait naître des idées totalement nouvelles. Mais n’oublions pas qu’il y a encore le troisième groupe…
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