« Comment va votre amie ? demanda Goûta.
— Laquelle ?
— Celle qui était avec vous l’autre fois… Une blonde…
— Vous l’appelez mon amie ? C’était ma dactylo. Elle s’est mariée et a démissionné.
— Vous devriez vous marier, Dick, dit Goûta. Vous voulez que je vous trouve une fiancée ? »
Nounane était sur le point de répondre son habituel : « Attendons que Ouistiti soit grande… » mais il se rattrapa à temps. À présent, cela n’aurait pas sonné pareil.
« J’ai besoin d’une sténodactylo et pas d’une épouse, grogna-t-il. Laissez tomber votre diable roux et je vous prends comme sténodactylo. Vous en étiez une formidable. Le vieux Harris se souvient encore de vous.
— Je pense bien, dit-elle. J’avais tout le bras ankylosé à force de lui taper dessus.
— Ah bon ? » Nounane feignit l’étonnement. « Le vieux Harris, ça alors !
— Seigneur ! dit Goûta. Il ne me laissait pas faire un pas ! Je ne craignais qu’une chose : que Red l’apprenne. »
Sans le moindre bruit Ouistiti entra : elle apparut sur le seuil, regarda les casseroles et Richard, puis s’approcha de sa mère et se serra contre elle, détournant le visage.
« Alors, Ouistiti », dit Richard Nounane, enjoué. « Tu veux un chocolat ? »
Il fourra la main dans la poche de son gilet, en sortit une petite voiture en chocolat emballée dans du papier transparent et la tendit à la fillette. Elle ne bougea pas. Goûta prit le chocolat et le posa sur la table. Ses lèvres devinrent subitement pâles.
« Oui, Goûta », dit Nounane, toujours enjoué. « Vous savez, je pense déménager. J’en ai assez de l’hôtel. Premièrement, c’est loin de l’Institut…
— Elle ne comprend presque plus rien », dit Goûta à voix basse.
Nounane s’interrompit, prit le verre dans ses deux mains et se mit à le tourner distraitement entre ses doigts.
« Vous ne demandez pas comment va notre vie, continua-t-elle, et vous faites bien. Mais vous êtes un vieil ami, Dick, et nous n’avons rien à vous cacher. D’ailleurs, comment le cacher ?
— Vous êtes allés voir un médecin ? demanda Nounane, sans lever les yeux.
— Oui. Ils ne peuvent rien faire. L’un d’eux a dit… » Elle se tut.
Lui aussi se taisait. Il n’y avait rien à dire, il n’avait pas envie d’y penser, mais là, soudain, une idée horrible le frappa : c’est l’invasion. Ni le pique-nique au bord du chemin, ni l’appel à établir un contact, non. Une invasion. Ils ne peuvent pas nous changer, nous, mais ils pénètrent les corps de nos enfants et en font leurs semblables. Il se sentit frissonner, mais se rappela aussitôt avoir déjà lu quelque chose dans ce genre, un livre de poche à la couverture laquée, et ce souvenir le soulagea. On peut inventer tout ce qu’on veut. La réalité n’est jamais telle qu’on l’imagine.
« Il y en a un qui a dit qu’elle n’était plus humaine, prononça Goûta.
— Sornettes, dit Nounane d’une voix sourde. Adressez-vous à un vrai spécialiste. Allez voir James Cutterfield. Voulez-vous que je lui en parle ? Je vais vous arranger un rendez-vous…
— Boucher ? » Elle eut un rire nerveux. « Pas la peine, Dick. C’est lui qui me l’a dit. Ça doit être le destin. »
Lorsque Nounane eut assez de courage pour relever les yeux, Ouistiti n’était plus là. Goûta était assise, immobile, la bouche entrouverte, les yeux vides ; une petite colonne de cendre grise prolongeait le bout de sa cigarette. Alors, il poussa son verre sur la table et dit :
« Faites-m’en donc encore un, ma petite… Et à vous aussi. Buvons. »
Elle laissa tomber la cendre, chercha des yeux où mettre le mégot et le jeta dans l’évier.
« Boire à quoi ? demanda-t-elle. C’est ça que je ne comprends pas ! Qu’avons-nous fait de si grave ? Nous ne sommes quand même pas les pires de cette ville… »
Nounane pensa qu’elle allait pleurer, mais elle ne pleura pas. Elle ouvrit le réfrigérateur, en sortit la vodka et le jus de tomate et prit un autre verre sur l’étagère.
« Ne désespérez quand même pas, dit Nounane. Dans le monde il n’existe rien d’irréparable. Croyez-moi, Goûta, j’ai de très vastes relations. Je ferai tout ce que je pourrai… »
À présent, il croyait lui-même en ce qu’il disait. Déjà il passait en revue dans sa tête les noms, les relations et les villes, il lui semblait qu’il avait déjà entendu parler de cas semblables, et que tout avait bien fini ; il ne lui fallait que retrouver où c’était, et qui était le médecin ; c’est alors qu’il se rappela pourquoi il était venu dans cette maison, il se rappela M. Lemkhen, il se rappela pourquoi il s’était lié d’amitié avec Goûta et il ne voulut plus penser à rien. Il balaya toutes ses pensées cohérentes, s’installa plus confortablement, se détendit et se mit à attendre son verre.
À ce moment, retentirent dans l’entrée des pas crissants, un bruit sec et la voix de Charognard Barbridge, écœurante, surtout maintenant, nasilla :
« Hé, Rouquin ! Quelqu’un doit être venu voir ta Goûta, regarde le chapeau… À ta place, je ne laisserais pas ça comme ça… » Puis la voix de Redrick :
« Prends garde à tes prothèses, Charognard. Et tiens ta langue. La porte est par là. N’oublie pas de t’en aller, il est temps que je dîne. » Barbridge :
« Par Dieu et tous les saints, on ne peut plus plaisanter ? » Redrick :
« Toi et moi, nous avons déjà fait le tour de toutes nos plaisanteries. Terminé. Déblaye le plancher, ne me retarde pas ! »
La porte claqua et les voix devinrent plus basses : visiblement, ils sortaient sur le palier. Barbridge prononça quelque chose doucement et Redrick lui répondit : « Ça va, ça va, on s’est tout dit ! » De nouveau, les grognements de Barbridge et la voix coupante de Redrick : « J’ai dit : c’est fini ! » La porte claqua, des pas rapides parcoururent l’entrée et Redrick Shouhart apparut sur le seuil de la cuisine. Nounane se leva à sa rencontre et ils échangèrent une forte poignée de main.
« Je savais bien que c’était toi », dit Redrick, examinant Nounane de ses yeux verdâtres et vifs. « Hou, tu as encore grossi, mon vieux ! Tu cultives tes bourrelets de graisse sur la nuque dans les bars, c’est ça… Hé ! Mais je vois que vous ne vous êtes pas ennuyés ici ! Goûta, ma vieille, prépare-moi un verre, il faut que je vous rattrape !
— Nous n’avons pas encore commencé, dit Nounane. Nous étions seulement sur le point de le faire. Et puis, de toute façon, comment veux-tu qu’on arrive à boire plus que toi ? »
Redrick eut un rire tranchant et donna une bourrade sur l’épaule de Nounane.
« On va voir qui gagnera ! Viens, viens, ne restons pas à la cuisine ! Goûta, amène le dîner… »
Il plongea dans le réfrigérateur et se redressa, tenant à la main une bouteille à l’étiquette bariolée.
« On va se payer un gueuleton ! déclara-t-il. Il faut régaler dignement mon meilleur ami Richard Nounane, qui n’oublie pas les siens dans le malheur ! Bien qu’il n’en tire aucun profit… C’est dommage que Cirage ne soit pas là…
— Téléphone-lui », proposa Nounane.
Redrick secoua sa tête d’un roux vif.
« Là où il se trouve maintenant, le téléphone n’est pas encore installé. Bon, viens, viens… »
Il entra le premier dans le salon et posa bruyamment la bouteille sur la table.
« On va faire un gueuleton de première, papa ! dit-il au vieillard immobile. Ça, c’est Richard Nounane, notre ami ! Dick, c’est mon papa, Shouhart senior… »
Richard Nounane, transformant sa sensibilité en un bloc étanche, sourit jusqu’aux oreilles, agita la main et dit au moulage :
Читать дальше