Il déboucha sur son garage, du côté du dépôt des appareils hi-fi et il lui fallut attendre quelque temps pendant que les ouvriers chargeaient un camion d’énormes caisses de postes de télévision. Il s’installa dans de rachitiques buissons de lilas devant le mur aveugle de la maison voisine, reprit un peu son souffle et fuma une cigarette. Il fumait avec avidité, accroupi, le dos appuyé contre le plâtre rêche du mur portant l’échelle d’incendie, se passant de temps à autre la main sur la joue pour calmer un tic nerveux et réfléchissait, profondément ; lorsque le camion avec des ouvriers sortit, en klaxonnant, par la porte cochère, il rit et prononça à haute voix dans leur direction : « Merci, les gars, vous m’avez retenu, moi, l’imbécile… vous m’avez donné le temps de réfléchir. » À partir de ce moment, il agit vite, mais sans hâte ni fièvre, adroitement, recueilli, comme s’il travaillait dans la Zone.
Il se faufila dans son garage par un passage secret, enleva sans faire de bruit le vieux siège, fourra la main dans le panier, sortit prudemment le paquet du sac et le mit dans la poche intérieure de sa veste. Puis il décrocha d’un clou une vieille veste en cuir râpé, retrouva dans un coin un képi taché d’huile et se l’enfonça sur le front des deux mains. D’étroits rayons de soleil pleins de brins de poussière étincelants tombaient dans la demi-obscurité du garage par les fentes de la porte ; dans la cour glapissaient joyeusement les mômes et il faillit s’en aller lorsqu’il reconnut la voix de sa fille. Il colla alors son œil contre la fente la plus large et regarda quelque temps Ouistiti courir autour de la nouvelle balançoire, traînant deux ballons ; trois vieilles voisines, le tricot sur les genoux, étaient assises à côté, sur un banc, en train de l’observer, les lèvres pincées avec méchanceté. Elles échangeaient leurs opinions à la gomme, les vieilles casseroles. Mais les mômes, ça allait, ils jouaient avec elle comme si de rien n’était, ce n’est quand même pas en vain qu’il leur avait fait tant de fleurs : un toboggan en bois, une maison de poupée, et maintenant la balançoire… Le banc où étaient assises les vieilles casseroles, c’était lui aussi. « Bon », prononça-t-il silencieusement. Il se détacha de la fente, promena un dernier regard sur le garage et plongea dans la trappe.
Dans la banlieue sud-ouest de la ville, près de la station d’essence abandonnée au bout de la rue Minière, il y avait une cabine téléphonique. Qui pouvait bien l’utiliser ? Tout autour il n’y avait que des maisons vides, aux fenêtres et aux portes obstruées de planches, et plus loin, vers le sud, s’étendait à l’infini le terrain vague de l’ancien dépôt d’ordures de la ville. Redrick s’assit par terre à l’ombre de la cabine et fourra la main sous le plancher. Il trouva en tâtonnant le papier huilé poussiéreux et la crosse du pistolet qui y était enveloppé ; la boîte en zinc avec des cartouches était aussi à sa place, ainsi que le petit sachet avec des « bracelets » et le vieux portefeuille avec les faux papiers. La cachette était en ordre. Alors il enleva sa veste de cuir et son képi, et glissa la main dans sa poche intérieure. Il resta assis une minute, pesant dans sa paume le petit conteneur de porcelaine rempli d’une mort inévitable. Là, il sentit le tic lui tirer de nouveau la joue.
« Shouhart », marmonna-t-il, sans entendre le son de sa voix. « Mais qu’est-ce que tu es en train de faire, ordure ? Non, mais quelle charogne tu es ! Ils nous étoufferont tous avec ce truc… Il pressa ses doigts contre sa joue parcourue de tics, mais en vain. Salopards, dit-il à l’adresse des ouvriers qui avaient chargé les postes de télévision. Qui vous a demandé de vous foutre sur mon chemin… Je l’aurais balancé, cette saleté, là d’où elle vient, dans la Zone, ni vu ni connu… »
Il jeta autour de lui un regard angoissé. L’air chaud tremblait au-dessus de l’asphalte craquelé, les fenêtres obstruées l’observaient, maussades, la poussière se promenait en petits tourbillons sur le terrain vague. Il était seul.
« Bon, dit-il d’un ton résolu. Chacun pour soi et Dieu pour tous. On en aura assez pour ce qu’il nous reste à vivre… »
Précipitamment, pour ne pas changer d’avis, il fourra le conteneur dans le képi, enveloppa le képi de la veste de cuir. Puis il s’agenouilla et, en appuyant de tout son corps, fit pencher légèrement la cabine de téléphone. L’épais paquet fut couché au fond du trou où il restait encore beaucoup de place. Il rabaissa prudemment la cabine, la secoua des deux mains et se releva, en s’époussetant les mains.
« Fini, dit-il. Terminé. »
Il entra dans la chaleur étouffante de la cabine, inséra une pièce de monnaie et composa le numéro.
« Goûta, dit-il. S’il te plaît, ne t’inquiète pas. Je me suis fait de nouveau coincer. » Il entendit son soupir convulsif et enchaîna rapidement : « Des bagatelles, six ou huit mois en tout et pour tout… avec des visites… On survivra. Quant à l’argent, tu en auras, on t’en enverra… » Elle continuait à se taire. « Demain matin on te convoquera à la police, c’est là qu’on se verra. Amène Ouistiti.
— Ils vont venir fouiller ? demanda-t-elle sourdement.
— Et alors ? Tout est net. Ça ne fait rien, garde la tête haute… les oreilles dressées, le nez au vent. Tu as épousé un stalker, alors ne t’en plains pas maintenant.
Bon, à demain… Note bien que je ne t’ai pas appelée… je t’embrasse sur le bout du nez. »
Il raccrocha brutalement et resta quelques secondes immobile, plissant les yeux de toutes ses forces, serrant les dents à tel point que ça lui résonnait dans les oreilles. Puis il mit une autre pièce et composa un autre numéro.
« Je vous écoute, dit Rauque.
— Shouhart à l’appareil, dit Redrick. Écoutez attentivement et ne m’interrompez pas…
— Shouhart ? » s’étonna Rauque avec beaucoup de naturel. « Quel Shouhart ?
— Je vous dis de ne pas m’interrompre ! Je me suis fait prendre, je me suis enfui et maintenant je vais me rendre. On me collera deux ans et demi ou trois ans. Ma femme reste sans argent. Vous allez assurer son existence. Pour qu’elle ne manque de rien, compris ? C’est compris, je vous le demande ?
— Continuez, dit Rauque.
— À côté de l’endroit où nous nous sommes rencontrés pour la première fois, il y a une cabine téléphonique. Elle est la seule du coin, vous ne pourrez pas vous tromper. La porcelaine est au-dessous. Prenez-la si vous voulez, ne la prenez pas si vous n’en voulez pas, mais que ma femme ne manque de rien. Nous avons encore à travailler longtemps ensemble. En revanche, si je m’en sors et que j’apprends que vous n’avez pas joué cartes sur table… Je vous le déconseille. Compris ?
— J’ai tout compris, dit Rauque. Merci. » Puis, après un silence, il demanda : « Vous voulez peut-être un avocat ?
— Non, dit Redrick. Tout l’argent à ma femme jusqu’au dernier billet. Salut. »
Il raccrocha, regarda autour de lui, enfonça les mains dans les poches de son pantalon et se mit à remonter sans se presser la rue Minière veillée par ses deux files de maisons vides aux fenêtres obstruées.
RICHARD NOUNANE. 51 ANS. REPRÉSENTANT DES FOURNISSEURS DE L’ÉQUIPEMENT ÉLECTRONIQUE AUPRÈS DE LA FILIALE HARMONTAISE DE L’I.I.C.E.
Richard Nounane était assis à sa table en train de dessiner de petits diables sur son énorme bloc-notes. Ce faisant, il souriait avec compassion, hochait sa tête chauve et n’écoutait pas son visiteur. Simplement, il attendait un coup de téléphone, tandis que son visiteur, le docteur Pilman, le sermonnait paresseusement. Ou voulait se convaincre qu’il le sermonnait.
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