« Nous prendrons tout cela en considération », finit par dire Nounane, ayant terminé son dixième petit diable pour en faire un compte rond et il referma le bloc. « En effet, ça ne va pas du tout… »
Valentin tendit sa main fine et secoua soigneusement la cendre dans le cendrier.
« Que prendrez-vous en considération, au juste ? s’enquit-il poliment.
— Tout ce que vous venez de dire », répondit gaiement Nounane, se rejetant dans son fauteuil. « Tout, jusqu’au dernier mot.
— Et qu’est-ce que je viens de dire ?
— Ce n’est pas important, prononça Nounane. N’importe laquelle de vos paroles sera prise en considération. »
Valentin (le docteur Valentin Pilman, prix Nobel, etc.) était assis devant lui dans un fauteuil profond : petit, élégant, soigné, vêtu d’une veste de daim sans tache, d’un pantalon sans un pli qu’il avait remonté aux genoux avant de s’asseoir, chemise éblouissante, cravate unie, stricte, chaussures étincelantes, petit sourire moqueur sur ses minces lèvres pâles, yeux cachés derrière d’énormes lunettes noires, dure brosse de cheveux au-dessus d’un front large et bas.
« À mon avis, on vous paye un salaire fantastique pour rien, dit-il. De plus, à mon avis vous êtes un saboteur, Dick.
— Ch-chut ! murmura Nounane. Pour l’amour de Dieu, pas si fort.
— En effet, continua Valentin. Ça fait un bon bout de temps que je vous surveille : à mon avis, vous ne travaillez absolument pas…
— Un instant ! » interrompit Nounane, en agitant son doigt rose et potelé. « Comment ça, je ne travaille pas ? Citez-moi au moins une réclamation restée sans suite !
— Je ne sais pas », dit Valentin et il secoua de nouveau la cendre. « On reçoit du bon équipement, on reçoit du mauvais équipement. Plus souvent du bon, mais ce que vous, vous faites là-dedans, je ne sais pas.
— Justement, sans moi ce serait moins souvent du bon équipement, protesta Nounane. En outre, vous autres, savants, vous passez votre temps à gâcher le bon équipement et puis vous faites des réclamations, et qui est-ce qui vous couvre alors ? Par exemple… »
Le téléphone sonna et Nounane, oubliant aussitôt Valentin, saisit l’appareil.
« Monsieur Nounane ? demanda la secrétaire. M. Lemkhen vous demande.
— Passez-le-moi. »
Valentin se leva, mit le mégot dans le cendrier, agita deux doigts près de sa tempe en guise d’adieu et sortit : petit, droit, bien proportionné.
« Monsieur Nounane ? » Une voix lente et familière retentit dans l’appareil.
« Je vous écoute.
— Il n’est pas facile de vous joindre au bureau, monsieur Nounane.
— Nous avons reçu une nouvelle série de…
— Oui, je suis déjà au courant. Monsieur Nounane, je suis venu pour peu de temps. Il y a quelques questions que je voudrais discuter avec vous en tête à tête. Je parle des derniers contrats de Mitsubishi Densi. Côté juridique.
— Je suis à votre service.
— Alors, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, dans une demi-heure environ dans nos bureaux. Cela vous arrange ?
— Parfaitement. Dans trente minutes. »
Richard Nounane raccrocha, se leva et, en frottant ses mains potelées, se promena dans son bureau. Il se mit même à fredonner un air à la mode, mais fit un couac et rit gentiment de lui-même. Puis il prit son chapeau, jeta son imperméable sur son bras et passa dans la salle d’attente.
« Mon petit, déclara-t-il à sa secrétaire, je vais m’occuper de clients. Restez et mettez sous vos ordres la garnison, protégez bien la forteresse, comme on dit et moi, je vous apporterai un chocolat. »
La secrétaire s’épanouit. Nounane lui envoya un baiser et roula le long des couloirs de l’Institut. Plusieurs personnes essayèrent de l’attraper par le pan de sa veste, mais il s’esquivait, répondait par des plaisanteries, demandait qu’on garde les positions le temps de son absence, qu’on veille aux points de tir, qu’on ne s’énerve pas et, à la fin des fins, sans que quelqu’un pût l’attraper, il sortit de l’immeuble en roulant bord sur bord et agita d’un geste familier sous le nez du sergent de service son laissez passer replié.
Des nuages bas surplombaient la ville, il faisait lourd, les premières gouttes incertaines s’écrasaient en petites étoiles noires sur l’asphalte. Nounane trottina le long de la file des voitures vers sa Peugeot, plongea dedans et, en arrachant l’imperméable de sur sa tête, le jeta sur le siège arrière. Il extirpa de la poche latérale de sa veste le bâtonnet noir de la batterie, l’inséra dans la prise d’alimentation et du pouce, l’enfonça jusqu’au déclic. Puis, en se trémoussant, il s’installa plus confortablement au volant et appuya sur la pédale. La Peugeot roula sans bruit au milieu de la rue et fila vers la sortie de l’avant-Zone.
La pluie tomba soudain, d’un seul coup, comme si quelqu’un au ciel avait renversé une bassine pleine d’eau. Le pavé devint glissant, la voiture dérapait aux tournants. Nounane brancha les essuie-glaces et ralentit. Ainsi, le rapport est arrivé à sa destination, pensait-il. Maintenant on va entendre des compliments. Eh bien, je ne suis pas contre. J’aime quand on me fait des compliments. Surtout quand c’est M. Lemkhen en personne qui les fait, avec un effort sur lui-même. C’est étrange, pourquoi aimons-nous les compliments ? Ils ne donnent pourtant pas d’argent en plus. La gloire ? Quelle gloire ? « Il est devenu célèbre : à présent, trois personnes connaissent son existence. » Bon, mettons quatre, sans compter Beylis. Quel drôle d’énergumène est l’homme !… On dirait que nous aimons les louanges en tant que telles. Comme les mômes aiment la glace. Dieu que c’est bête. Comment puis-je me hausser à mes propres yeux ? Je me connais trop bien ! Ce gros vieux Richard H. Nounane ! En fait, qu’est-ce que c’est, ce « H » ? Ce n’est quand même pas à M. Lemkhen que je vais le demander… Ah ! ça y est, je m’en suis souvenu ! Herbert. Richard Herbert Nounane. Non, mais quelle pluie !
Il bifurqua sur l’avenue Centrale et pensa soudain : qu’est-ce qu’elle a grandi, cette petite ville, au cours des dernières années ! Il y a maintenant de ces gratte-ciel… En voilà encore un qu’on est en train de construire. Qu’est-ce que ça va être ? Ah ! un Luna-park, le meilleur jazz du monde, des variétés et tout ce qu’on veut pour notre glorieuse garnison et nos courageux touristes, surtout les vieux, ainsi que pour les nobles chevaliers de la science… La banlieue, entre-temps, se vide.
Oui, j’aimerais bien savoir comment tout ça va se terminer. À propos, il y a une dizaine d’années, je savais avec exactitude comment ça devait se terminer. Des cordons infranchissables. Une ceinture de terrains vides large de cinquante kilomètres. Des savants, des soldats, et plus personne. Un ulcère affreux, isolé sur le corps de la planète… De plus, tous étaient de cet avis, pas seulement moi. Oh ! les beaux discours qu’on prononçait ! oh ! les magnifiques projets de lois qu’on suggérait !… Tandis que maintenant, je ne me souviens même plus comment cette résolution d’acier s’est soudain transformée en gelée de groseille. « D’une part on ne peut pas ne pas reconnaître, mais d’autre part on ne peut pas ne pas accepter… » Il me semble que tout a commencé le jour où les stalkers sortirent de la Zone les premières « batteries »… Oui, je crois bien que c’est là que tout a commencé. Surtout quand on a découvert qu’elles se multipliaient. L’ulcère se révélait moins horrible, même plus un ulcère, mais un genre de cave aux trésors… Maintenant plus personne ne sait ce que c’est : un ulcère, une cave aux trésors, une tentation diabolique, une boîte de Pandore ou encore autre chose… On en profite doucement. Ça fait vingt ans qu’ils se crèvent dessus, que des milliards sont gaspillés, mais ils n’ont toujours pas pu monter un cambriolage bien organisé. Chacun fait son petit business, tandis que les savants clament d’un air important : d’une part on ne peut pas ne pas reconnaître, mais d’autre part on ne peut pas ne pas accepter, parce que l’objet numéro tant, soumis aux rayons X sous un angle de dix-huit degrés émet des électrons quasi calorifiques sous un angle de vingt-deux degrés… Au diable ! De toute façon, je ne vivrai pas la vraie fin…
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