Nounane descendit de la table et se posta devant Lemkhen, enfonçant ses mains dans ses poches.
« Je ne sais rien, dit-il. Et vous ?
— Malheureusement, moi non plus, je ne sais rien. Ni sur “l’œil d’écrevisse ni sur les” “serviettes à sonnettes”. Pourtant, ils existent.
— Dans ma Zone ? demanda Nounane.
— Asseyez-vous, asseyez-vous », dit M. Lemkhen, agitant la main. « Notre conversation vient seulement de commencer. »
Nounane contourna la table et s’assit sur la chaise dure au dossier droit.
Où veut-il en venir ? pensait-il fiévreusement. Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? On a dû trouver quelque chose dans d’autres Zones, et lui, la vache, il se paye ma tête. Il ne m’a jamais aimé, le vieux crabe, il n’arrive pas à oublier ce poème…
« Continuons notre petit examen », déclara Lemkhen. Il écarta le rideau et regarda par la fenêtre. « Des trombes d’eau, constata-t-il. J’aime. » Il relâcha le rideau, se rejeta dans son fauteuil et, contemplant le plafond, demanda : « Comment va le vieux Barbridge ?
— Barbridge ? Charognard Barbridge est sous surveillance. Infirme, a de l’argent. Aucune liaison avec la Zone. Possède quatre bars, une école de danse et organise des pique-niques pour les officiers de la garnison et les touristes. Sa fille Dina mène une vie dissipée. Son fils Arthur vient de terminer ses études de droit. »
M. Lemkhen hocha la tête, l’air satisfait.
« C’est net, complimenta-t-il. Et que devient Créon le Maltais ?
— Un des rares stalkers encore actifs. Avait été lié avec le groupe Quasimodo, maintenant largue la gratte à l’Institut par mon intermédiaire. Je le laisse en liberté : un jour quelqu’un mordra à l’hameçon. Il est vrai que ces derniers temps il boit beaucoup et je crains qu’il ne tienne pas longtemps.
— Contacts avec Barbridge ?
— Il fait la cour à Dina. Sans succès.
— Très bien, dit M. Lemkhen. Et quoi de neuf sur Shouhart le Rouquin ?
— Il est sorti de prison il y a un mois. A de l’argent. A essayé d’émigrer, mais il… » Nounane se tut. « Bref, il a des ennuis de famille. Pour l’instant, il n’a pas la tête à la Zone.
— C’est tout ?
— C’est tout.
— Ce n’est pas beaucoup, dit M. Lemkhen. Et comment ça va pour Carter le Veinard ?
— Ça fait plusieurs années qu’il n’est plus stalker. Il vend des voitures d’occasion et possède un atelier où on modifie les voitures pour qu’elles marchent sur “batteries”. Quatre enfants. Sa femme est morte il y a un an. Belle-mère. »
Lemkhen hocha la tête.
« Quels stalkers ai-je oubliés ? demanda-t-il, bienveillant.
— Vous avez oublié Jonatan Miles surnommé Cactus. Actuellement il est à l’hôpital où il meurt du cancer. Et vous avez aussi oublié Cirage…
— Oui, c’est vrai, alors, Cirage ?
— Cirage n’a pas changé, dit Nounane. Il a un groupe de trois personnes. Ils passent des semaines dans la Zone. Tout ce qu’ils trouvent, ils le détruisent sur place. Quant à son Association d’anges guerriers, elle n’existe plus.
— Pourquoi ?
— Eh bien, comme vous vous rappelez, les membres de cette association rachetaient la gratte et Cirage la ramenait dans la Zone. Rendons au diable ce qui est au diable. À présent, il n’y a rien à acheter, en plus, le nouveau directeur de la filiale a monté la police contre eux.
— Je vois, dit M. Lemkhen. Et les jeunes ?
— Les jeunes… Ils vont et viennent. Il y a cinq ou six personnes avec un peu d’expérience, mais ces derniers temps ils n’ont pas d’acheteurs, alors ils se sentent déconcertés. Je les apprivoise petit à petit… Je suppose, chef, que le stalkérisme est pratiquement terminé dans ma Zone. Les vieux ne sont plus là, les jeunes ne savent rien, en outre, le prestige du métier n’est plus ce qu’il était. Maintenant, c’est la technique qui progresse : on a des stalkers automatiques.
— Oui, oui, j’en ai entendu parler, dit M. Lemkhen. Cependant, ces automates ne justifient pas encore l’énergie qu’ils consomment. Ou suis-je en train de me tromper ?
— C’est une question de temps. Bientôt ils justifieront ça et autre chose.
— Quand, bientôt ?
— Dans cinq ou six ans… »
M. Lemkhen hocha de nouveau la tête.
« À propos, vous ne devez pas encore être au courant, mais l’adversaire, lui aussi, s’est mis à utiliser des stalkers-automates.
— Dans ma Zone ? demanda Nounane, déconcerté.
— Dans la vôtre aussi. Chez vous ils sont basés à Rexopolis, ils transportent l’équipement par hélicoptères au-dessus des montagnes vers la gorge du Serpent, vers le lac Noir, au pied du pic Bolder…
— Mais c’est la province, dit Nounane, incrédule. C’est vide par là, que peuvent-ils y trouver ?
— Peu de choses, très peu. Mais ils les trouvent. Au demeurant, je vous l’ai dit à titre de renseignement, cela ne vous concerne pas… Dressons le bilan. À Harmont, il ne reste presque plus de stalkers professionnels. Ceux qui restent n’ont pas de rapport avec la Zone. Les jeunes sont déconcertés et commencent à s’apprivoiser. L’adversaire est écrasé, rejeté, il est caché quelque part en train de soigner ses blessures. Il n’y a pas de gratte et même quand il en apparaît, personne ne l’achète. Voilà trois mois qu’il n’y a plus de fuite illégale de matériel en provenance de la Zone de Harmont. C’est bien ça ? »
Nounane se taisait. C’est pour maintenant, pensait-il. C’est maintenant qu’il va m’envoyer au tapis. Mais où est donc ma faille ? Et, apparemment, c’est un gros trou. Allez, vas-y, vieux cornichon ! Ne me fais pas languir…
« Je n’ai pas entendu la réponse », prononça M. Lemkhen et il posa la main sur son oreille ridée et poilue.
« Bon, chef, dit Nounane, maussade. Ça suffit. Vous m’avez assez cuisiné, passons à table. »
M. Lemkhen émit un grognement incertain.
« Vous n’avez rien à me dire », prononça-t-il avec une amertume inattendue. « Vous restez bouche bée devant la direction, alors imaginez ce que j’ai ressenti moi, quand avant-hier… » Il s’interrompit brusquement, se leva et clopina vers le coffre-fort. « Bref, ces deux derniers mois, d’après nos seules informations à nous, l’adversaire a reçu plus de six mille unités de matériel des différentes Zones. » Il s’arrêta devant le coffre-fort, caressa son côté peint et se tourna brusquement vers Nounane. « Ne vous faites pas d’illusions ! hurla-t-il. Les empreintes digitales de Barbridge ! Les empreintes digitales du Maltais ! Les empreintes digitales de Ben le Gros Nez, que vous n’avez même pas jugé utile de mentionner ! Les empreintes digitales de Ben-Galevi le Nasillard et du Nain ! C’est ainsi que vous apprivoisez la jeunesse ! Des “bracelets” ! Des “aiguilles” ! Des “toupies blanches” ! Et, par-dessus le marché, je ne sais quels “yeux d’écrevisse”, “hochets de chienne”, “serviettes à sonnettes” le diable les emporte ! » Il s’interrompit à nouveau, retourna vers son fauteuil, joignit ses doigts et demanda poliment : « Qu’en pensez-vous, Richard ? »
Nounane sortit un mouchoir, s’en essuya le cou et la nuque.
« Je n’en pense rien, siffla-t-il honnêtement. Excusez-moi, chef, mais pour l’instant… Laissez-moi souffler… Barbridge ? Barbridge n’a aucun rapport avec la Zone ! Je suis au courant de chaque pas qu’il fait ! Il organise des beuveries et des pique-niques sur les lacs, ramasse beaucoup d’argent et n’en a pas besoin… Excusez-moi, évidemment, je dis des bêtises, mais je vous assure que je ne perds pas Barbridge de vue depuis qu’il est sorti de l’hôpital…
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