Un énorme matelas rouge était étalé sur la pelouse ; sur le matelas, un verre à la main, trônait Dina Barbridge vêtue d’un maillot de bain pratiquement invisible ; à côté d’elle traînait un livre à couverture vive ; tout près, dans l’ombre d’un buisson, il y avait un seau à glace étincelant d’où sortait le fin et long goulot d’une bouteille.
« Salut, Rouquin ! » dit Dina Barbridge, en levant son verre. « Mais où est pépère ? Il s’est encore fait mettre la main au collet ? »
Redrick s’approcha et s’arrêta, les mains croisées dans le dos sur sa sacoche. Il la regarda de haut en bas. On ne savait qui, dans la Zone, avait cédé aux prières de Barbridge et lui avait donné des enfants extra. Dina semblait faite de satin resplendissant, bien bâtie, sans défaut : cent cinquante livres d’une chair appétissante de vingt ans, des yeux d’émeraude, illuminés de l’intérieur, une grande bouche humide, des dents blanches bien alignées, des cheveux aile-de-corbeau brillant sous le soleil rejetés négligemment sur l’épaule ; le soleil se promenait sur elle, faisait miroiter ses épaules, son ventre et ses hanches, dessinant des ombres entre ses seins presque nus. Redrick, au-dessus d’elle, la contempla sans se cacher ; elle le regardait par en dessous, avec un sourire entendu. Puis elle approcha son verre de ses lèvres et but quelques gorgées.
« Tu veux ? » demanda-t-elle, en se passant la langue sur les lèvres. Ayant attendu exactement le temps qu’il fallait pour que l’équivoque fût claire, elle lui tendit son verre.
Il détourna la tête, chercha des yeux une chaise longue et, en ayant découvert une à l’ombre, s’assit en allongeant les jambes.
« Barbridge est à l’hôpital, dit-il. On lui coupe les jambes. »
Toujours souriante, elle le regardait d’un œil, l’autre étant caché par la masse épaisse des cheveux. Seulement, à présent son sourire était figé : rictus de sucre blanc sur son visage bronzé. Puis elle secoua machinalement son verre comme si elle prêtait l’oreille au tintement des glaçons, et demanda :
« Les deux jambes ?
— Oui. Peut-être jusqu’aux genoux, peut-être plus haut. »
Elle posa le verre et rejeta ses cheveux en arrière. Elle ne souriait plus.
« Dommage, prononça-t-elle. Donc, toi… »
C’était précisément à elle, à Dina Barbridge qu’il aurait pu raconter en détail comment tout s’était passé. Peut-être aurait-il même pu lui raconter comment il était revenu vers la voiture, le coup-de-poing tout prêt, et comment Barbridge avait prié, non pour lui, mais pour eux, pour elle et Archie, ses enfants, et comment il lui avait promis la Boule d’or. Mais il ne raconta rien. Il fourra la main dans sa poche intérieure sans rien dire, sortit une liasse de billets et la jeta sur le matelas rouge du côté des longues jambes nues de Dina. Les billets s’éparpillèrent en un éventail arc-en-ciel. Dina en prit quelques-uns d’un geste distrait et se mit à les examiner, comme si elle les voyait pour la première fois, mais qu’elle ne s’y intéressait pas outre mesure.
« Donc, c’est le dernier salaire », prononça-t-elle.
Redrick se pencha sur sa chaise longue, tendit la main vers le seau à glace et, sortant la bouteille, regarda l’étiquette. L’eau ruisselait sur le verre sombre et Redrick éloigna la bouteille pour que les gouttes ne tombent pas sur son pantalon. Il n’aimait pas le whisky cher, mais pour l’instant il en prendrait une gorgée même de celui-ci. Il ouvrait déjà la bouche pour boire directement au goulot, mais fut arrêté par des sons inintelligibles de protestation derrière son dos. Il se retourna et vit Loir, un grand verre rempli d’un mélange transparent dans ses mains tendues, qui traversait la pelouse à toute vitesse en déplaçant douloureusement ses jambes tordues. L’effort faisait ruisseler la sueur en grosses gouttes sur son visage noir et cramoisi, ses yeux injectés de sang lui sortaient des orbites et, en voyant que Redrick le regardait, il tendit le verre dans un geste désespéré, et de nouveau meugla – ou geignit – en ouvrant toute grande sa bouche édentée et impuissante.
« Oui, oui, j’attends », lui dit Redrick et il fourra la bouteille dans la glace.
Loir finit par clopiner jusqu’à Redrick, lui tendit le verre et d’un geste où perçait une désinvolture timide, lui tapota l’épaule, de sa main qui avait l’air d’une pince.
« Merci, Dickson, dit sérieusement Redrick. C’est exactement ce qui me manquait. Comme toujours, tu es parfait, Dickson. »
Tandis que Loir, confus et ravi, secouait la tête et se frappait convulsivement la hanche de sa main normale, Redrick leva solennellement son verre, en vida la moitié d’un trait et lui fit un signe de tête. Puis il regarda Dina.
« Tu en veux ? » demanda-t-il, en montrant le verre.
Elle ne répondit pas. Elle pliait un billet en deux, encore en deux, et encore en deux.
« Laisse tomber, dit-il. Vous ne mourrez pas. Ton pépère a de quoi… »
Elle lui coupa la parole :
« Donc, tu l’as porté sur ton dos », dit-elle. Elle ne posait pas une question, elle affirmait. « Pauvre idiot, tu l’as traîné sur ton dos à travers toute la Zone, crétin de rouquin, tu l’as traîné sur ton dos, cette ordure, toi, espèce de morveux. Rater une telle occasion… »
Il la regardait, oubliant son verre. Elle se leva, s’approcha de lui, en marchant sur les billets éparpillés, et elle s’arrêta à sa hauteur, les poings serrés contre ses hanches lisses, l’isolant du reste du monde, de son corps somptueux qui fleurait le parfum et la sueur sucrée.
« C’est comme ça qu’il vous roule tous… C’est comme ça qu’il vous piétine… Ne t’inquiète pas, même avec des béquilles il vous piétinera encore, il vous en fera voir de l’amour fraternel et de la charité ! » À présent, elle criait presque. « Il t’a promis la Boule d’or, c’est ça ? La carte, les pièges, c’est ça ? Idiot ! Pauvre imbécile ! Je vois sur ta gueule qu’il te l’a promis… Ah ! oui, il te la donnera, la carte ! Seigneur, ayez pitié de l’âme stupide de Redrick Shouhart, de ce rouquin idiot… »
Alors Redrick se leva lentement et la gifla à toute volée ; elle se tut, tomba sur l’herbe comme si elle avait eu les jambes sciées et se cacha le visage derrière les mains.
« Idiot… rouquin…, prononça-t-elle inintelligiblement. Rater une telle occasion… une telle occasion… »
La regardant de haut en bas, Redrick termina son verre et, sans se retourner, le rendit à Loir. Il n’y avait plus rien à dire. Ah ! oui, Barbridge à force de supplications a rapporté de bons enfants de la Zone ! Des enfants aimants et respectueux !
Il sortit dans la rue, héla un taxi et demanda à être conduit au Bortch. Il fallait en finir avec toutes ces affaires, il avait mortellement sommeil, tout était flou devant ses yeux ; il s’endormit malgré ses efforts, écrasant la sacoche de tout son corps, et ne se réveilla que lorsque le chauffeur le secoua par l’épaule.
« On est arrivé, monsieur…
— Mais où sommes-nous donc ? » articula-t-il, regardant autour de lui, les yeux encore embrumés de sommeil. « Je t’ai dit pourtant de me conduire à la banque…
— Je vous prie de m’excuser, monsieur, mais c’est au Bortch que vous m’avez dit de vous amener », fit le chauffeur avec un rictus. « Vous voilà devant le Bortch.
— Bon, grogna Redrick. J’ai fait un rêve… »
Il régla la course et descendit de la voiture, bougeant avec peine ses jambes ankylosées. L’asphalte était déjà chauffé par le soleil, la chaleur montait. Redrick sentit qu’il était tout mouillé, il avait un mauvais goût dans la bouche, ses yeux larmoyaient. Avant d’entrer, il promena son regard alentour. Comme toujours à cette heure, la rue était vide devant le Bortch. Les établissements d’en face n’étaient pas encore ouverts, d’ailleurs, le Bortch était, en fait, fermé aussi ; mais Ernest occupait déjà son poste : il frottait les verres, jetant des regards renfrognés sur trois types inconnus qui lampaient de la bière à une table de coin. Les autres tables étaient encore encombrées de chaises ; un Noir inconnu vêtu d’une veste blanche grattait le plancher ; un autre Noir, penché, fabriquait quelque chose avec une caisse de bière dans le dos d’Ernest. Redrick s’approcha du zinc, posa la sacoche dessus et salua.
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