Redrick descendit au septième étage et avança sur le tapis moelleux le long du couloir éclairé par la douce lumière de lampes cachées. Ici ça sentait le tabac cher, les parfums français, le vrai cuir étincelant des porte-monnaie bourrés à craquer, les petites femmes à cinq cents billets la nuit, les porte-cigarettes en or massif, toute cette camelote, toute cette moisissure ignoble qui avait poussé sur la Zone, qui buvait sur la Zone, qui bouffait et s’engraissait sur la Zone, qui se foutait de tout et plus particulièrement de ce qui arriverait lorsqu’elle serait repue et bourrée et que tout ce qui avait été dans la Zone se retrouverait dehors et se déposerait sur le monde. Redrick poussa sans frapper la porte de la chambre sept cent soixante-quatorze.
Rauque, assis sur la table près de la fenêtre, manipulait son cigare. Il portait encore un pyjama, ses cheveux mouillés et clairsemés étaient cependant soigneusement peignés, avec une raie, son visage malsain, enflé, était rasé de près.
« Ah ! déclara-t-il sans lever les yeux. L’exactitude est la politesse des rois. Bonjour, mon garçon ! »
Il finit de couper l’extrémité de son cigare, le prit à deux mains, l’approcha de sa moustache et y promena le nez d’un bout à l’autre.
« Où est donc notre bon vieux Barbridge ? » demanda-t-il et il leva les yeux. C’était des yeux transparents, bleu ciel, angéliques.
Redrick posa la sacoche sur le divan, s’assit et sortit ses cigarettes.
« Barbridge ne viendra pas, dit-il.
— Ce bon vieux Barbridge », prononça Rauque. Il prit le cigare et l’approcha prudemment de sa bouche. « Les nerfs du vieux Barbridge lâchent… »
Ses yeux bleus et limpides ne quittaient pas Redrick et ne cillaient pas. Ils ne cillaient jamais. La porte s’entrouvrit et Osseux se faufila dans la chambre.
« Qui était l’homme avec qui vous étiez en train de parler ? » demanda-t-il, encore sur le seuil.
« Ah ! bonjour », lui dit aimablement Redrick, en secouant la cendre par terre.
Osseux se fourra les mains dans les poches, s’approcha en faisant de grands pas de ses pieds énormes et tournés vers l’intérieur. Il s’arrêta devant Redrick.
« Nous vous l’avons déjà dit cent fois, prononça-t-il avec un air de reproche. Aucun contact avant le rendez-vous. Et vous, que faites-vous ?
— Je dis bonjour, répondit Redrick. Et vous ? »
Rauque rit, tandis qu’Osseux, irrité, lançait :
« Bonjour, bonjour… » Il ne vrillait plus son regard chargé de reproches sur Redrick et se laissa choir à côté de lui sur le divan. « C’est interdit, dit-il. Vous comprenez ? Interdit !
— Alors, donnez-moi des rendez-vous là où je ne connais personne, dit Redrick.
— Ce garçon a raison, remarqua Rauque. C’est notre faute… Alors, qui était-ce ?
— Richard Nounane, dit Redrick. Il représente je ne sais quelles sociétés qui fournissent des équipements pour l’Institut. Il habite ici, à l’hôtel.
— Tu vois, c’est tout simple ! » dit Rauque à Osseux. Il prit sur la table un briquet gigantesque en forme de statue de la Liberté, l’examina d’un air dubitatif et le remit à sa place.
« Où est Barbridge ? demanda Osseux, maintenant très amical.
— Barbridge est cuit », dit Redrick.
Les deux autres se regardèrent rapidement.
« Que son âme repose en paix, dit Rauque, tendu. Ou alors, vous voulez dire qu’il a été arrêté ? »
Pendant quelque temps Redrick ne répondit pas, terminant sa cigarette à lentes bouffées. Puis il jeta le mégot par terre et dit :
« N’ayez pas peur, tout est net. Il est à l’hôpital.
— Tu appelles ça “net” ? » dit Osseux nerveusement. Il bondit sur ses pieds et alla vers la fenêtre. « Dans quel hôpital ?
— N’ayez pas peur, répéta Redrick. Il est dans l’hôpital qu’il faut. Parlons affaires, j’ai sommeil.
— Quel hôpital précisément ? demanda Osseux, agacé.
— Vous pouvez toujours attendre que je vous le dise », répliqua Redrick. Il prit sa sacoche. « S’occupera-t-on des affaires aujourd’hui ou non ?
— Oui, oui, mon garçon », dit Rauque avec entrain.
Il sauta par terre avec une légèreté étonnante de sa part, approcha de Redrick la table basse, balaya d’un geste la pile de journaux et de revues et s’assit en face, ses mains roses et poilues appuyées sur ses genoux.
« Montrez », dit-il.
Redrick ouvrit la sacoche, sortit la liste avec les prix et la posa sur la table basse devant Rauque. Rauque y jeta un regard et de son ongle poussa la liste à côté. Osseux se mit derrière son dos et vrilla ses yeux sur la liste, par dessus son épaule.
« C’est le compte, dit Redrick.
— Je vois, répliqua Rauque. Montrez, montrez donc.
— L’argent d’abord, dit Redrick.
— Qu’est-ce que c’est que cet “anneau” ? » s’enquit d’un air soupçonneux Osseux, en pointant son doigt sur la liste par-dessus l’épaule de Rauque.
Redrick se taisait. Il tenait la sacoche ouverte sur ses genoux et ne quittait pas du regard les angéliques petits yeux bleus. Rauque finit par sourire.
« Pourquoi est-ce que je vous aime tant, mon garçon ? roucoula-t-il. Et les gens disent que le coup de foudre n’existe pas ! » Il poussa un soupir théâtral. « Phil, vieux frère, comment ça se dit ici, chez eux ? Tonds-lui du gazon, casse-lui de la verdure et donne-moi, enfin, une allumette ! Tu vois bien… » Il brandit son cigare, toujours serré entre deux doigts.
Phil l’Osseux marmonna quelque chose, lui jeta la boîte d’allumettes et passa dans la chambre voisine par la porte dont le rideau était tiré. On l’entendait parler avec quelqu’un, d’un ton irrité et inintelligible, à propos de chat en poche, tandis que Rauque, ayant enfin allumé son cigare, scrutait toujours Redrick, un sourire figé sur ses lèvres minces et pâles, l’air de réfléchir à quelque chose ; Redrick, le menton posé sur la sacoche, le scrutait aussi et tâchait ne pas ciller, bien que ses paupières le brûlassent comme du feu et que les larmes lui montassent aux yeux. Puis Osseux revint, jeta sur la table deux liasses de billets maintenues par des bracelets et, boudeur, s’assit à côté de Redrick. Redrick tendit paresseusement la main vers les billets, mais Rauque l’arrêta d’un geste, arracha les bracelets et les enfouit dans la poche de sa veste.
« Je vous en prie », dit-il.
Redrick prit l’argent et, sans compter, fourra les liasses dans les poches intérieures de sa veste. Puis il se mit à étaler la gratte. Il le faisait lentement, leur donnant la possibilité d’examiner chaque objet à part et de le comparer avec la liste. Dans la pièce régnait le silence, interrompu seulement par la respiration lourde de Rauque et, derrière le rideau, un faible tintement, comme celui d’une cuillère contre le bord d’une tasse.
Lorsque Redrick referma sa sacoche et boucla les fermetures, Rauque leva les yeux sur lui et demanda :
« Et pour ce qui est du principal ?
— Rien », répondit Redrick. Il se tut quelques instants et ajouta : « En attendant.
— J’aime cet “en attendant”, dit Rauque tendrement. Et toi, Phil ?
— Vous ne jouez pas cartes sur table, Shouhart, prononça Osseux avec dédain. Mais pourquoi, je vous le demande.
— C’est mon métier de ne pas jouer cartes sur table, dit Redrick. Il n’est pas facile, notre métier à tous deux.
— Bon, d’accord, dit Rauque. Mais où est l’appareil de photo ?
— Ah zut ! » fit Redrick. Il se frotta la joue de ses doigts, sentant le sang affluer vers son visage. « C’est ma faute, dit-il. Je l’ai complètement oublié.
— Là-bas ? » demanda Rauque, esquissant un mouvement incertain avec son cigare.
Читать дальше