« Hé ! Shouhart ! Red ! »
Étouffant un juron, Redrick leva la tête. Nounane se dirigeait déjà vers lui, en tendant la main. Il rayonnait d’amabilité.
« Qu’est-ce que tu fabriques ici aux aurores ? » demanda-t-il, une fois proche. « Merci, madame, lança-t-il à la serveuse. Merci, je ne veux rien… » Et de nouveau, à Redrick : « Ça fait cent ans que je ne t’ai pas vu. Où te caches-tu ? Que fais-tu ?
— Ah ! des choses…, dit Redrick à contrecœur. Des bêtises la plupart du temps. »
Il observait Nounane qui s’installait sur la chaise d’en face avec son air habituel, agité et affairé, repoussait de ses petites mains potelées un verre avec des serviettes en papier d’un côté, une assiette où il y avait eu des sandwiches de l’autre, et il l’écoutait jacasser amicalement.
« Tu as l’air crevé, tu ne dors pas assez ou quoi ? Tu sais, ces derniers temps, moi aussi, j’ai été pris à la gorge par les nouveaux appareils, mais question sommeil, non mon pote, pour moi le sommeil passe avant tout, qu’ils aillent au diable, ces appareils… » Soudain, il regarda autour de lui. « Excuse-moi, peut-être que tu attends quelqu’un ? Je ne te dérange pas ?
— Mais non…, dit mollement Redrick. Simplement, j’avais du temps et je me suis dit : je vais prendre une tasse de café.
— Tu sais, je ne te retiendrai pas longtemps », fit Dick et il regarda sa montre. « Écoute, Red, laisse tomber tes bêtises, reviens à l’Institut. Tu sais bien qu’ils te reprendront tout de suite. Tu veux travailler avec un autre Russe ? Il y en a un qui vient juste d’arriver… »
Redrick secoua la tête.
« Non, dit-il. Il n’y a pas encore de deuxième Kirill… Et puis, je n’ai rien à faire dans votre Institut. Vous avez maintenant plein d’appareils, c’est les robots qui vont dans la Zone, il faut comprendre que c’est aussi les robots qui touchent la prime… Quant aux trois sous que gagne un préparateur, ils ne me suffiront même pas pour mes cigarettes.
— On pourrait t’arranger ça, protesta Nounane.
— Je n’aime pas qu’on m’arrange les choses, dit Redrick. Je me suis toujours arrangé tout seul et j’ai l’intention de continuer.
— Tu es devenu fier, dit Nounane, désapprobateur.
— Je ne suis pas du tout fier. Ce qu’il y a, c’est que je n’aime pas compter l’argent.
— Eh bien, tu as raison », dit Nounane distraitement. Il lança un regard indifférent sur la sacoche de Redrick, posée sur la chaise à côté, frotta du doigt la plaque d’argent aux caractères cyrilliques gravés. « C’est vrai : l’homme a besoin d’argent, pour ne jamais y penser… C’est un cadeau de Kirill ? » demanda-t-il en montrant la sacoche.
« Un héritage, dit Redrick. Pourquoi ne te voit-on pas au Bortch ces derniers temps ?
— Disons que c’est toi qu’on n’y voit pas, protesta Nounane. Moi, j’y déjeune presque tous les jours, parce qu’ici, au Métropole, chaque steak haché te coûte la peau du dos… Écoute, dit-il soudain. Comment ça va question argent ?
— Tu voudrais m’en emprunter ? demanda Redrick.
— Non, l’inverse.
— Donc, m’en prêter…
— J’ai du travail, dit Nounane.
— Ô Seigneur ! dit Redrick. Toi aussi !
— Qui d’autre en a ? demanda aussitôt Nounane.
— C’est que vous êtes plusieurs… employeurs. »
Comme s’il venait maintenant seulement de le comprendre, Nounane rit.
« Mais non, cela ne concerne pas ta profession principale.
— Laquelle, alors ? »
Nounane regarda de nouveau sa montre.
« Voilà ce que je vais te dire, prononça-t-il en se levant. Viens aujourd’hui au Bortch à l’heure du déjeuner, vers deux heures. On parlera.
— Il se peut que je n’aie pas le temps de venir vers deux heures, dit Redrick.
— Alors le soir, vers six heures. Ça te va ?
— On verra », dit Redrick qui regarda aussi sa montre.
Il était neuf heures moins cinq.
Nounane lui fit un signe de la main et s’en fut vers sa Peugeot. Redrick l’accompagna des yeux, appela la serveuse, demanda un paquet de Lucky Strike, régla et, prenant la sacoche, se dirigea sans se presser vers l’hôtel de l’autre côté de la rue. Le soleil chauffait déjà. La rue devenait rapidement humide, étouffante et Redrick en ressentit la brûlure sous les paupières. Il plissa fortement les yeux, regrettant de n’avoir pas eu le temps de dormir, ne serait-ce qu’une petite heure, avant cette affaire importante. Et c’est là qu’il l’encaissa de plein fouet.
Une chose pareille ne lui était encore jamais arrivée en dehors de la Zone, et même dans la Zone il ne l’avait vécue que deux ou trois fois. Ce fut comme si soudain il s’était retrouvé dans un autre monde. Des millions d’odeurs se ruèrent d’un seul coup sur lui, des odeurs fortes, sucrées, métalliques, tendres, dangereuses, inquiétantes, immenses comme des maisons, minuscules comme des brins de poussière, grossières comme des pavés, fines et complexes comme des mouvements d’horlogerie. L’air se durcit ; à présent, il possédait des facettes, des angles, comme si l’espace s’était empli d’énormes boules rêches, de pyramides glissantes, de cristaux gigantesques et piquants. Redrick était obligé de se propulser à travers tout ça comme dans un rêve, à travers une boutique de vieilleries bourrée de monstrueux meubles anciens… Cela dura un instant. Il ouvrit les yeux et tout disparut. Ce n’était pas un autre monde, c’était son ancien monde familier qui avait tourné vers lui sa face inconnue ; cette face s’ouvrit à ses yeux l’espace d’un instant et se referma de nouveau, avant qu’il eût le temps de comprendre ce que c’était…
Un klaxon énervé retentit au-dessus de son oreille. Redrick accéléra le pas, puis se mit à courir et ne s’arrêta que devant le mur du Métropole . Son cœur battait à tout rompre. Il posa sa sacoche sur l’asphalte, ouvrit rapidement son paquet de cigarettes, en alluma une. Il aspirait profondément, se reposant comme après une bagarre ; un policier s’arrêta et lui demanda, l’air préoccupé :
« Puis-je vous aider, monsieur ?
— N-non », réussit à articuler Redrick qui s’éclaircit la voix. « Il fait lourd…
— Voulez-vous que je vous raccompagne ? »
Redrick se pencha et ramassa sa sacoche.
« C’est fini, dit-il. Tout va bien, l’ami. Merci. »
D’un pas rapide, il se dirigea vers l’entrée, monta les marches et pénétra dans le hall. Ici il faisait frais, sombre, chaque son retentissait, distinctement. Il aurait aimé s’asseoir dans un de ces énormes fauteuils en cuir, récupérer, reprendre son souffle, mais il était déjà en retard. Il ne s’autorisa qu’à terminer sa cigarette, examinant la foule de ses yeux à moitié fermés. Osseux était déjà là ; d’un air irrité, il fouillait dans les magazines du kiosque à journaux. Redrick jeta le mégot dans un cendrier à pied et monta dans l’ascenseur.
Il n’eut pas le temps de fermer la porte : suivirent un gros homme à la respiration asthmatique, une dame solidement parfumée accompagnée d’un garçon bourru qui mâchait du chocolat et une énorme vieille au menton mal rasé. Redrick fut coincé dans un angle. Il ferma les yeux pour ne pas voir le garçon – sur son menton coulait de la salive pleine de chocolat, mais son visage était frais, net, sans un seul poil – pour ne pas voir sa mère dont la maigre poitrine s’ornait d’un sautoir de grosses « éclaboussures noires » montées sur argent, pour ne pas voir le blanc des yeux écarquillés, sclérosés du gros homme, ni les verrues terrifiantes sur la gueule enflée de la vieille. Le gros tenta d’allumer une cigarette, mais la vieille lui rabattit le caquet et continua jusqu’au quatrième étage où elle dégoulina de l’ascenseur ; dès qu’elle eut dégouliné, le gros alluma quand même sa cigarette avec l’air d’avoir su protéger ses libertés de citoyen ; il se mit aussitôt à tousser, à s’étouffer, en sifflant et en râlant, en tendant ses lèvres comme un chameau et en poussant Redrick dans les côtes de son coude écarté par la souffrance.
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