« Va te laver, dit-elle. Le temps que tu te laves, tout sera prêt.
— Comment va Ouistiti ? » demanda Redrick, en s’asseyant et en enlevant ses bottes.
« Elle a bavardé toute la soirée, répliqua Goûta. J’ai eu du mal à la coucher. Elle me poursuivait tout le temps : où est papa, où est papa ? Comme si je pouvais lui sortir son papa de ma poche… »
Elle bougeait dans la cuisine, habilement, sans aucun bruit, forte, bien faite. L’eau bouillait déjà dans la marmite sur le feu, les écailles volaient de sous le couteau, le beurre grésillait dans la plus grande poêle et l’odeur exquise du café frais se répandait dans l’air.
Redrick se leva, pieds nus, revint dans l’entrée, prit le panier et le porta dans le cagibi. Puis il jeta un coup d’œil dans la chambre à coucher. Ouistiti roupillait paisiblement, sa couverture rejetée pendait par terre, sa chemisette avait remonté, elle était là, offerte à ses yeux : petit animal en train de dormir en soufflant.
Redrick ne se retint pas et caressa le dos couvert de petits poils doux, dorés, en s’étonnant pour la millième fois de voir à quel point ce pelage était soyeux et long. Il avait très envie de prendre Ouistiti dans ses bras, mais il eut peur de la réveiller, en plus, il était fichtrement sale, imbibé de Zone et de mort. Il regagna la cuisine, se mit à table et dit :
« Fais-moi un petit café. J’irai me laver après. » La pile du courrier du soir était posée sur la table. Le Journal de Harmont, Athlète, Playboy – il y avait un tas de magazines – ainsi que des rapports de l’Institut international des cultures extra-terrestres, numéro 56, épais, sous couverture grise. Redrick reçut des mains de Goûta la tasse de café fumant et s’approcha des rapports. Des gribouillis, de drôles de signes, des schémas… en photos, des objets familiers vus sous des angles bizarres. Ils publiaient un autre article posthume de Kirill : « Une propriété inattendue des pièges magnétiques de type 66 b. » Le nom de « Panov » était dans un cadre noir avec, en bas, en petits caractères, une note : « Docteur es sciences Kirill A. Panov, U.R.S.S., tragiquement disparu lors d’une expérience scientifique au mois d’avril 19… » Redrick repoussa les magazines, but une gorgée de café qui lui brûla la gorge et demanda :
« Est-ce que quelqu’un est venu me voir ?
— Cirage », dit Goûta après un court silence. Elle se tenait devant la cuisinière et le regardait. « Il était beurré comme une tartine et je l’ai éconduit.
— Et Ouistiti ?
— Évidemment qu’elle ne voulait pas le laisser partir. Elle s’était déjà préparée à pleurnicher, mais je lui ai dit qu’oncle Cirage se sentait mal. Et elle, elle m’a répondu sur un ton très compréhensif : “Cirage s’est encore cuité !”. »
Redrick sourit et but encore une gorgée. Puis il demanda :
« Et les voisins ? »
Une fois de plus, Goûta attendit un peu avant de répondre.
« Comme d’habitude, finit-elle par dire.
— Bon, ne raconte pas.
— Ah ! dit-elle, en faisant un geste écœuré. Cette nuit la bobonne d’en bas a tapé à la porte. Les yeux gros comme des soucoupes, l’écume à la bouche. Qu’est-ce qu’on a à scier en pleine nuit dans la salle de bain.
— Salope, dit Redrick entre ses dents. Écoute, peut-être vaut-il mieux partir pour de bon ? On s’achètera une maison dans une banlieue où personne n’habite, une villa abandonnée…
— Et Ouistiti ?
— Mon Dieu, dit Redrick. À nous deux, n’arriverons-nous pas à faire en sorte qu’elle soit bien ? »
Goûta secoua la tête.
« Elle aime les enfants. Eux aussi, ils l’aiment. Ce n’est pas leur faute si…
— Oui, proféra Redrick. Ce n’est sûrement pas leur faute.
— De quoi parlons-nous ? dit Goûta. Quelqu’un t’a téléphoné. Il ne s’est pas nommé. J’ai dit que tu étais à la pêche. »
Redrick posa son bol et se leva.
« Bon, dit-il. Je vais quand même aller me laver. J’ai encore une montagne de choses à faire. »
Il s’enferma dans la salle de bains, jeta ses vêtements dans le bac à linge, posa sur une petite étagère le coup-de-poing, le reste des boulons, les cigarettes et autres fonds de poche. Longtemps, il se retourna sous une douche bouillante, grogna, se frotta le corps d’un gant rêche jusqu’à ce que sa peau devînt cramoisie, puis arrêta la douche, s’assit sur le bord de la baignoire et alluma une cigarette. L’eau glougloutait dans les tuyaux, Goûta faisait tinter la vaisselle dans la cuisine, puis frappa à la porte et lui tendit du linge propre.
« Viens vite, ordonna-t-elle. Le poisson va être froid. »
Elle avait déjà complètement récupéré et s’était mise à nouveau à le tarabuster. En souriant, Redrick s’habilla, c’est-à-dire qu’il enfila son slip et son maillot et, ainsi vêtu, regagna la cuisine.
« Voilà, maintenant on peut manger, dit-il, en s’installant.
— Tu as mis le linge dans le bac ? demanda Goûta.
— Oui, marmonna-t-il, la bouche pleine. Qu’est-ce qu’il est bon, ce poisson !
— Tu as versé de l’eau dessus ?
— Non… Je vous demande pardon, sir, je ne le ferai plus jamais, sir… Ah ! laisse tomber, tu as tout ton temps, reste assise ! » Il la saisit par la main et essaya de l’asseoir sur ses genoux, mais elle s’échappa et se mit à table en face de lui.
« Tu dédaignes ton mari, dit Redrick, de nouveau la bouche pleine. Ainsi, je te dégoûte.
— Quel mari es-tu à présent ? dit Goûta. Tu es un sac vide, pas un mari. Il faut d’abord te bourrer.
— Et qui sait ? dit Redrick. Il arrive bien des miracles !
— Curieusement, je n’ai jamais vu de miracles pareils de ta part. Tu as peut-être envie de boire un coup ? »
Indécis, Redrick joua avec sa fourchette.
« Pas vraiment », prononça-t-il. Il regarda sa montre et se leva. « Je vais y aller maintenant. Prépare mon costume du dimanche. Je veux être sur mon trente et un. Une chemise, une cravate… »
Marchant bruyamment, avec délices, de ses pieds nus et propres sur le plancher frais, il entra dans le cagibi et ferma la porte avec le loquet. Puis il passa un tablier de caoutchouc, enfila jusqu’aux coudes des gants de caoutchouc et se mit à décharger le sac sur la table. Deux « creuses ». Une boîte d’« épingles ». Neuf « batteries ». Trois « bracelets ». Et encore un anneau genre « bracelet » mais en métal blanc, plus léger, et de trente millimètres environ de diamètre en plus. Seize « éclaboussures noires » dans un sachet de polyéthylène. Deux « éponges » merveilleusement bien conservées, de la taille d’un poing. Trois « zinzines ». Un pot d’« argile gazeuse ». Dans le sac il restait encore un lourd conteneur en porcelaine, soigneusement emballé dans de la laine de verre, mais Redrick n’y toucha pas. Il sortit une cigarette et se mit à fumer en examinant le magot étalé sur la table.
Puis il ouvrit le tiroir, en sortit une feuille de papier, un bout de crayon et un boulier. La cigarette coincée au coin de la bouche, les yeux plissés à cause de la fumée, il inscrivait chiffre sur chiffre, alignant tout sur trois colonnes ; puis il numérota les deux premières. Les sommes s’annonçaient considérables. Il écrasa son mégot dans le cendrier, ouvrit prudemment la boîte et versa les « épingles » sur du papier. Dans la lumière électrique les « épingles » avaient des reflets bleus et de temps en temps faisaient jaillir des couleurs spectrales pures : jaune, rouge, verte. Il prit une « épingle » et avec prudence, pour ne pas se piquer, la serra entre le pouce et l’index. Puis il éteignit la lumière et attendit un peu, s’habituant à l’obscurité. Mais l’« épingle » se taisait. Il la mit de côté, en prit à tâtons une autre et la serra entre ses doigts. Rien. Il serra plus fort, risquant de se piquer, et l’« épingle » parla : de faibles lueurs rouges la parcoururent et, soudain, elles cédèrent leur place à des lueurs plus espacées, vertes. Pendant Quelques secondes Redrick admira le jeu étrange de ces Petits feux qui, comme il l’avait appris dans les rapports, devait signifier quelque chose, peut-être quelque chose de très important, de tout à fait primordial, puis il posa l’« épingle » loin de la première et prit la suivante…
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