Il roula jusqu’au tournant sans allumer les phares. À sa gauche il y avait un mur solide de trois mètres de haut qui encerclait la Zone, à droite des buissons, de petits bois clairsemés, parfois des cottages abandonnés avec des fenêtres obstruées de planches et les murs écaillés. Redrick voyait bien dans le noir ; d’ailleurs, l’obscurité n’était plus aussi dense, et c’est pour cela qu’il ne freina même pas lorsqu’apparut devant lui une silhouette voûtée marchant d’un pas mesuré. Il se pencha juste sur le volant. L’autre déambulait en plein au milieu de la chaussée et, comme eux tous, se dirigeait vers la ville. Redrick le dépassa, serrant à gauche, puis écrasa l’accélérateur.
« Vierge Marie ! marmonna Barbridge. Rouquin, t’as vu ça ?
— Oui, dit Redrick.
— Seigneur !… C’est la seule chose qui nous manquait ! » bredouilla Barbridge et il se mit soudain à réciter à haute voix une prière.
« Ta gueule ! » lui cria Redrick.
Le tournant devait être tout proche. Redrick ralentit, scrutant la ligne de maisonnettes et de haies penchées qui s’étirait à sa droite. Un vieux transformateur… un poteau étayé… une petite passerelle pourrie au-dessus du caniveau. Redrick tourna. La voiture bondit sur une bosse.
« Où vas-tu ? hurla sauvagement Barbridge. Tu vas me bousiller les jambes, ordure ! »
Redrick se tourna rapidement et frappa à toute volée le vieillard au visage, sentant du dos de la main sa joue mal rasée. Barbridge s’étrangla et se tut. La voiture sautait, ses roues dérapaient sans arrêt dans la boue fraîche après la pluie nocturne. Redrick alluma les phares. La lumière blanche qui bondissait éclaira d’anciennes traces de roues avec de l’herbe qui poussait dedans, des flaques d’eau énormes, des haies pourries, bancales. Barbridge pleurait, en reniflant et en se mouchant. Il ne promettait plus rien à présent, il se plaignait et menaçait, mais à voix très basse, inintelligible, ce qui faisait que Redrick n’entendait que des mots détachés. Quelque chose à propos de ses jambes, de ses genoux, du bel Archie… Puis il se tut.
Le village longeait la banlieue ouest de la ville. Autrefois, il y avait des pavillons, des potagers, des jardins fruitiers, les résidences d’été des autorités de la ville et des administrateurs de l’usine. Des endroits verts, gais, de petits lacs avec des plages de sable propre, où on élevait des carpes. La puanteur de l’usine, ses fumées âcres n’y arrivaient jamais, pas plus, d’ailleurs, que la canalisation de la ville. À présent, c’était abandonné, oublié, et tout au long de leur trajet ils ne virent qu’une maison habitée : une petite fenêtre aux rideaux tendus irradiait une lumière jaune ; le linge mouillé par la pluie pendait sur les cordes ; un chien énorme, s’étranglant de rage, bondit de côté et pendant un certain temps poursuivit la voiture dans des tourbillons de boue jaillissant sous les roues.
Redrick franchit prudemment un vieux petit pont penché et lorsqu’il aperçut devant lui le tournant pour la route de l’Ouest, il arrêta la voiture. Il descendit sans se retourner vers Barbridge et avança, les mains frileusement enfoncées dans les poches humides de sa combinaison. Il faisait déjà complètement jour. Autour tout était mouillé, silencieux, endormi. Il arriva jusqu’à la chaussée et jeta un coup d’œil prudent de derrière les buissons. D’ici on voyait bien le barrage de police : une petite caravane, trois lucarnes illuminées ; la voiture de la patrouille était rangée sur le bord du chemin, personne ne s’y trouvait. Pendant un certain temps Redrick resta debout à regarder. Sur le barrage – aucun mouvement. Les membres de la patrouille avaient sans doute eu froid la nuit, ils étaient éreintés et maintenant ils devaient se réchauffer dans leur caravane : ils somnolaient, la cigarette collée à la lèvre inférieure. « Les crapauds », dit Redrick à mi-voix. Il tâta un coup-de-poing dans sa poche, glissa les doigts dans les trous ovales, serra le métal froid dans sa main et, toujours frileusement voûté, sans sortir les mains des poches, rebroussa chemin. La Land Rover, un peu penchée, était garée dans des buissons. L’endroit était perdu, oublié ; personne n’avait dû y mettre les pieds depuis une bonne dizaine d’années.
Quand Redrick s’approcha de la voiture, Barbridge se souleva et le regarda, la bouche entrouverte. À cet instant, il paraissait encore plus vieux que d’habitude : ridé, chauve, couvert de poils sales, avec les dents pourries. Pendant un temps ils se regardèrent silencieusement, puis, soudain, Barbridge marmonna :
« Je te donnerai la carte… tous les pièges, tous… Tu la trouveras tout seul. Tu ne regretteras pas… »
Redrick l’écoutait sans bouger, puis desserra les doigts, relâchant le coup-de-poing dans sa poche, et dit : « Bon. Ton affaire, c’est de rester évanoui, compris ? Gémis et ne laisse personne te toucher. » Il prit le volant, mit le moteur en marche et démarra. Tout se passa bien. Personne ne sortit de la caravane lorsque la Land Rover, respectant soigneusement les signes et les panneaux, passa lentement devant, puis, augmentant sans arrêt sa vitesse, fila vers la ville par la banlieue sud. Il était six heures du matin, les rues étaient vides, l’asphalte mouillé, les feux noirs automatiques, solitaires aux carrefours faisaient de l’œil en vain. Ils dépassèrent le fournil avec ses fenêtres hautes, brillamment éclairées, et Redrick reçut la vague d’une odeur tiède, extraordinairement agréable.
« J’ai envie de bouffer », dit Redrick et, détendant ses muscles ankylosés par la tension, s’étira, les mains appuyées contre le volant.
« Comment ? demanda Barbridge d’un ton apeuré.
— Je dis que j’ai envie de bouffer… Où est-ce que je te dépose ? Chez toi ou directement chez Boucher ?
— Chez Boucher, fonce chez Boucher ! » marmonna rapidement Barbridge, s’élançant en avant. Sa respiration fiévreuse, chaude, atteignit la nuque de Redrick.
Droit chez lui ! Vas-y tout droit ! Il me doit encore sept cents billets… Vas-y plus vite que ça, qu’est-ce que t’as à ramper comme une limace crevée ! » Brusquement, il se mit à jurer avec impuissance et méchanceté, crachant des mots noirs, sales, projetant de la salive, s’étranglant dans des rafales de toux.
Redrick ne lui répondit pas. Il n’avait ni le temps ni la force d’apaiser Charognard déchaîné. Il fallait en finir vite avec tout ça et aller dormir ne serait-ce qu’une heure, ne serait-ce qu’une demi-heure avant le rendez-vous au Métropole . Il tourna dans la Seizième rue, passa deux pâtés de maisons et s’arrêta devant un hôtel particulier en pierre grise d’un étage. C’est Boucher en personne qui lui ouvrit ; apparemment, il venait de se lever et se préparait à passer dans la salle de bains.
Il portait une robe de chambre somptueuse aux franges dorées. Il tenait un verre avec son dentier dedans. Ses cheveux étaient ébouriffés, des poches sombres alourdissaient ses yeux troubles.
« Ah ! fit-il. Rouquin ? Qu’as-tu tonc à me tire ?
— Enfile tes dents et viens avec moi, dit Redrick.
— Oui », répliqua Boucher qui fit un mouvement de tête invitant Redrick dans le hall et se dirigea vers la salle de bains d’un pas étonnamment rapide, raclant le plancher de ses mules persanes.
« Qui ? demanda-t-il de la salle de bains.
— Barbridge, répondit Redrick.
— Quoi ?
— Les jambes. »
Dans la salle de bains l’eau coula, les ébrouements et le clapotement retentirent, quelque chose tomba et roula sur le carrelage. Redrick s’assit lourdement dans un fauteuil, sortit une cigarette et l’alluma, regardant autour de lui. Oui, pas mal, le hall ! Boucher ne regardait pas à la dépense. C’était un chirurgien très expérimenté et très à la mode, une lumière de la médecine non seulement en ville, mais dans tout l’État, et ce n’est certainement pas à cause de l’argent qu’il s’était mis en cheville avec des stalkers. Lui aussi se faisait payer par la Zone : en nature, en gratte variée qu’il utilisait pour sa médecine, en savoir. Il étudiait sur des stalkers estropiés des maladies, des difformités et des traumatismes inconnus jusque-là ; il se faisait payer en gloire : la gloire du premier médecin de la terre à être spécialiste des maladies inhumaines chez les humains. Cela dit, il acceptait aussi l’argent.
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