« On dirait qu’aujourd’hui tu as des sous ?
— Oui, dis-je, j’en ai…
— Alors, tu me régleras peut-être ta petite dette ? Demain je dois payer mes impôts. »
Et là, je vis que j’avais une liasse de billets de banque dans la main. Je regardais cette verdure et je marmonnai :
« Ça alors, il ne l’a donc pas prise, Créon de Malte… Il est donc fier… Bon, tout le reste, c’est le destin.
— Mais qu’est-ce que tu as ? demanda le pote Ernie. M’est avis que tu en as trop descendu.
— Kirill est mort, lui dis-je.
— Kirill ? Lequel ? Le manchot ?
— T’en es un autre, fils de pute, lui dis-je. De mille types comme toi on ne pourrait pas faire un seul Kirill. T’es une ordure. Un mercanti puant. Parce que c’est la mort que tu vends, sale gueule. Tu nous as tous achetés pour de la verdure… Tu veux que je la démolisse, là, maintenant, toute ta boutique ? »
J’eus juste le temps de prendre un bon élan que soudain quelqu’un m’attrapa et me traîna ailleurs. Je ne comprenais plus rien et je ne voulais rien comprendre. Je gueulais quelque chose, je me débattais, je donnais des coups de pied, puis, quand je repris conscience, je me vis assis dans les toilettes, tout mouillé, la gueule cassée. Je me regardai dans la glace et ne me reconnus pas. Un drôle de tic me crispait la joue. Ça ne m’était encore jamais arrivé. De la salle me parvenait un drôle de boucan, quelque chose craquait, la vaisselle se brisait, les nanas glapissaient, puis j’entendis Cirage hurler comme un grizzli : « Repentissez-vous, ordures ! Où est Rouquin ? Qu’est-ce que t’as fait à Rouquin, semence du diable ?… » Puis la sirène de police.
Dès que la sirène se mit à ululer, tout dans ma tête devint d’une limpidité de cristal. Je me rappelais tout, je savais tout, je comprenais tout. Et plus rien dans mon âme, sauf une haine glaciale. Bon, me dis-je, je vais t’organiser une surprise-partie ! Je te ferai voir ce que c’est qu’un stalker, marchand puant ! Je sortis de mon gousset une « zinzine » toute neuve, jamais utilisée, la serrai deux ou trois fois entre mes doigts pour lui donner l’allant, entrouvris la porte de la salle et la jetai doucement dans le crachoir. Et, sans tarder, je sautai par la fenêtre dans la rue. Évidemment, j’aurais bien voulu voir comment les choses allaient tourner, mais il fallait déguerpir et plus vite que ça. Cette « zinzine », je la supporte mal, elle me fait saigner du nez.
Je traversai la cour et j’entendis ma « zinzine » qui s’était mise à marcher à pleine puissance. D’abord les chiens de tout le quartier hurlèrent et aboyèrent : ils sont les premiers à sentir la « zinzine ». Puis quelqu’un glapit dans le bastringue et tellement fort que même à distance j’eus les oreilles bouchées. Je m’imaginai aussitôt les clients en train de s’agiter ; certains sombraient dans une mélancolie profonde, d’autres dans une rage déchaînée, d’autres encore se jetaient dans tous les sens, affolés par la peur… La « zinzine » est un truc terrifiant. Ce n’est pas demain la veille que le bistroquet d’Ernest se remplira de nouveau. Cette ordure devinera à coup sûr que c’était moi, seulement, je m’en fous. Fini. Le stalker Red n’existe plus. J’en ai assez. J’en ai assez d’aller risquer ma vie et de l’apprendre aux autres imbéciles. Tu t’es trompé, Kirill, mon pote. Excuse, mais il s’avère que tu avais tort, c’est Cirage qui a raison. Les gens n’ont rien à faire là-bas. Dans la Zone le Bien n’existe pas.
J’escaladai une haie et clopinai doucement jusque chez moi. Je me mordais les lèvres, j’avais envie de pleurer, mais je ne pouvais pas. Devant moi le vide, rien. L’ennui, le quotidien. Kirill, mon unique ami, comment est-ce que ça a pu nous arriver ? Qu’est-ce que je vais devenir sans toi ? Tu m’avais dessiné les perspectives d’un monde nouveau, d’un monde modifié. Et maintenant ? Quelqu’un, dans ta Russie lointaine, te pleurera, tandis que moi, je ne peux pas. Pourtant, c’est moi, le salaud, qui suis responsable de tout, pas quelqu’un d’autre, moi ! Comment moi, l’ordure, ai-je pu l’emmener dans le garage quand ses yeux n’étaient pas encore habitués à l’obscurité ? Toute ma vie j’ai vécu comme un loup solitaire, toute ma vie je n’ai pensé qu’à moi-même… Et pour une fois que j’ai décidé de faire du bien à quelqu’un, de lui offrir un cadeau. Pourquoi, diable, lui ai-je parlé de cette « creuse » ? Dès que je me rappelai notre conversation, quelque chose me prit à la gorge, tout juste si je ne hurlai pas pour de bon comme un loup. Apparemment, je dus hurler, parce que je vis les gens se jeter de côté sur mon passage. Puis, soudain, je ressentis une espèce de soulagement je vis Goûta marcher à ma rencontre.
Elle marchait à ma rencontre, ma beauté, ma petite fille, ses jolies jambes bougeaient en cadence, sa jupe ondulait au-dessus de ses genoux, on louchait sur elle de tous les côtés, mais elle, elle marchait comme sur une ligne droite invisible, elle ne regardait personne et, je ne sais pourquoi, mais je compris tout de suite que c’est moi qu’elle cherchait. « Bonjour, Goûta, dis-je. Où vas-tu donc ? » Elle me regarda et vit tout en un instant : ma gueule cassée, ma veste mouillée, mes poings écorchés, mais elle n’en parla pas, elle ne fit que dire : « Bonjour, Red. Je te cherchais justement. – Je sais, dis-je. Viens chez moi. » Elle se taisait, la tête détournée, regardant de côté. Ah ! quel port de tête elle avait, quel cou, comme celui d’une jeune jument, fière, mais déjà soumise à son maître. Puis elle dit :
« Je ne sais pas, Red. Peut-être que tu ne voudras plus me voir. »
Mon cœur flancha : qu’est-ce que ça voulait dire ? Mais je lui répondis calmement :
« Je ne te comprends pas, Goûta. Excuse-moi, aujourd’hui je ne suis pas très frais, c’est peut-être pour ça que je ne comprends pas vite… Pourquoi ne voudrais-je plus te voir, s’il te plaît ? »
Je lui pris le bras, nous nous dirigeâmes sans nous presser vers ma maison et tous ceux qui louchaient sur elle cachèrent immédiatement leurs tronches. Je vis dans cette rue depuis toujours, tout le monde ici connaît parfaitement Red le Rouquin. Et si quelqu’un ne me connaît pas, il ne tardera pas à me connaître et il le sait.
« Ma mère exige que je me fasse avorter, dit soudain Goûta. Et moi, je ne veux pas. »
Je fis encore quelques pas avant de comprendre, tandis que Goûta continuait :
« Je ne veux pas me faire avorter, j’ai envie d’avoir un enfant de toi. Toi, c’est comme tu veux. Tu peux partir, je ne te retiens pas. »
Je l’écoutais, je l’entendais s’échauffer doucement et se monter la tête, je devenais de plus en plus abruti. Je n’arrivais pas à comprendre. Une seule idiotie me tournait dans la tête : un homme de moins, un homme de plus.
« Elle me répète, dit Goûta, que l’enfant est d’un stalker, pourquoi fabriquer des monstres… elle dit que tu es un escroc, elle dit qu’on n’aura ni famille ni rien. Aujourd’hui il est libre, demain il sera en prison. Seulement, ça m’est égal, je suis prête à tout. Je pourrai tout faire moi-même. J’accoucherai toute seule, je l’élèverai toute seule, j’en ferai un homme toute seule. Je me passerai de toi aussi bien. Seulement, tu ne m’approcheras plus, je ne te laisserai pas franchir la porte…
— Goûta, dis-je, ma petite fille ! Attends, attends… » Je ne pouvais pas continuer, j’avais envie de rire d’un rire nerveux, idiot. « Ma petite hirondelle, dis-je, mais pourquoi me chasses-tu, en fait ? »
Je me tordais de rire comme le dernier des imbéciles, tandis qu’elle s’arrêtait, se cachait le visage sur ma poitrine et pleurait toutes les larmes de son corps.
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