— Ouai-ai-ais ! hurla Cirage. Dans cette ville, il n’y a que deux hommes : Red et moi ! Tous les autres, c’est des cochons, des enfants de Satan. Red ! Toi aussi, tu sers Satan, mais tu es quand même un homme… »
Je m’approchai d’eux avec mon verre, Cirage m’agrippa par la veste, me fit asseoir à sa table et dit :
« Assieds-toi, Rouquin ! Assieds-toi, serviteur de Satan. Je t’aime. Pleurons ensemble les péchés de l’humanité. Pleurons-les amèrement !
— Pleurons, dis-je. Goûtons aux larmes du péché.
— Car le jour vient, clama Cirage. Car le cheval pâle est déjà bridé et son cavalier a déjà mis le pied à l’étrier. Et sont vaines les prières des vendus à Satan. Et seuls ceux qui le combattent seront sauvés. Vous, enfants humains, séduits par Satan, jouant avec des jouets sataniques, convoitant des trésors sataniques, je vous le dis : vous êtes aveugles ! Reprenez conscience, tant qu’il n’est pas trop tard, bande de salauds ! Piétinez les fanfreluches sataniques ! » Là, soudain, il se tut comme s’il avait oublié ce qui devait suivre. « Me donnera-t-on à boire ici ? demanda-t-il, déjà d’une autre voix. Sinon, où suis-je ?… Tu sais, Rouquin, on m’a de nouveau foutu à la porte. Ils ont dit que j’étais un propagandiste. Je leur explique : reprenez conscience, aveugles, vous tombez dans un précipice et vous entraînez avec vous d’autres aveugles ! Ils me rient au nez. Bon, j’ai cassé la gueule du gérant et je suis parti. Maintenant je suis bon pour la taule. Mais quel mal ai-je fait ? »
Dick arriva et posa une bouteille sur la table.
« Aujourd’hui c’est moi qui paye ! » criai-je à Ernest.
Dick loucha sur moi.
« Tout est légal, dis-je. On boit ma prime.
— Tu as été dans la Zone ? demanda Dick. Vous en avez sorti quelque chose ?
— Une “creuse” pleine, dis-je. Pour l’amour de la science. Tu verses ou quoi ?
— Une “creuse” ! bougonna Cirage, affligé. T’as risqué ta vie pour je ne sais quelle “creuse” ! Tu es vivant, d’accord, mais tu as apporté dans le monde un nouvel article diabolique… Comment peux-tu savoir, Rouquin, combien de malheurs et de péchés…
— Toi, la ferme, Cirage, lui dis-je sévèrement. Bois et réjouis-toi que je sois revenu vivant. Je bois à la chance, les gars ! »
C’était facile de boire à la chance. Cirage craqua complètement : il était assis et les larmes coulaient de ses yeux comme d’un robinet. Ça ne fait rien, je le connais. C’est un de ses stades, verser des larmes et prêcher : la Zone est une tentation diabolique, il ne faut rien en rapporter, et si c’est déjà fait, il faut le remettre à sa place et vivre comme si la Zone n’existait pas. Rendons au diable ce qui est au diable. Je l’aime, Cirage. J’aime en général de drôles de gens. Quand il a de l’argent, il rachète la gratte à n’importe quel prix, puis, la nuit, il la trimbale dans la Zone et il l’enterre… Qu’est-ce qu’il peut chialer, mon Dieu ! Mais ça ne fait rien, ça lui passera.
« Mais qu’est-ce que c’est, une “creuse” pleine ? demanda Dick. Je connais de simples “creuses”, mais qu’est-ce que c’est, une pleine ? Je n’en ai jamais entendu parler. »
Je lui expliquai. Il hocha la tête, fit claquer ses lèvres.
« Oui, dit-il, c’est intéressant. C’est quelque chose de nouveau. Avec qui es-tu allé ? Avec le Russe ?
— Oui, répondis-je. Avec Kirill et Tender. Tu sais, notre préparateur.
— T’as dû en baver avec eux…
— Absolument pas. Les gars se sont comportés tout à fait décemment. Surtout Kirill. Un stalker-né, dis-je. S’il avait un peu plus d’expérience, si on le débarrassait de sa précipitation de gamin, j’irais avec lui dans la Zone tous les jours.
— Et toutes les nuits ? demanda-t-il avec un ricanement d’ivrogne.
— Arrête, dis-je. On peut bien plaisanter, mais…
— Je sais, dit-il. On peut bien plaisanter, mais pour des plaisanteries pareilles, on peut se faire casser la figure. Considère que je mérite deux beignes…
— Deux beignes ? À qui ça ? frémit Cirage. Auquel des deux ? »
Nous le saisîmes par les bras et avec difficulté le fîmes asseoir. Dick lui mit une cigarette entre les dents et approcha son briquet. Nous le calmâmes. Entre-temps, les clients affluaient. On ne voyait plus le zinc, plusieurs tables étaient déjà occupées. Ernest appela ses filles, elles étaient en train de courir, de servir à droite et à gauche, de la bière, des cocktails, du pur. J’avais remarqué que depuis quelque temps dans la ville il y avait beaucoup de monde nouveau, en majorité des blancs-becs aux écharpes multicolores jusqu’à terre. J’en parlai à Dick. Il opina.
« Bien sûr, dit-il. Un grand chantier est en train de commencer. L’Institut pose les fondements de trois nouveaux bâtiments. En plus, on se prépare à cerner la Zone par un mur, du cimetière jusqu’au vieux ranch. Ce sera bientôt fini, la vie facile pour les stalkers…
— Et quand l’ont-ils eue, cette vie facile dont tu parles ? » dis-je. Mais je pensai : nous voilà bien, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Donc, plus de possibilité d’arrondir les fins de mois. Eh bien, c’est peut-être mieux, il y aura moins de tentations. Je vais aller dans la Zone le jour, comme un honnête homme. C’est sûr que l’argent ne sera pas le même, mais il y aura nettement moins de danger : la « savate », le costume spécial, ceci, cela… en plus, je me foutrai des patrouilles comme de ma première chemise… Vivre, on le peut avec son salaire, quant à boire, je me l’offrirai avec les primes. Dieu, le cafard qui me prit ! De nouveau, compter chaque sou : ça, je peux me le permettre, ça, je ne peux pas me le permettre, faire des économies pour le moindre chiffon à l’intention de Goûta, ne pas aller au bar, aller au cinéma… Et la grisaille, partout la grisaille. La grisaille tous les jours, tous les soirs, toutes les nuits.
J’étais assis, en réfléchissant, et Dick bougonnait au-dessus de mon oreille :
« Hier à l’hôtel, je suis allé au bar prendre un verre avant de dormir, j’y ai vu des types nouveaux. Ils ne m’ont pas plu, dès le début. L’un d’eux s’assoit à côté de moi et commence de loin, me laissant comprendre qu’il me connaît, qu’il sait où je travaille et me fait sentir qu’il est prêt à bien payer certains services…
— Un mouchard », dis-je. Ce récit ne m’intéressait pas outre mesure. Les mouchards, j’en avais vu plein ici et les conversations à propos de services, j’en avais entendu plus qu’assez.
« Non, mon cher, pas un mouchard. Écoute donc. J’ai un peu bavardé avec lui, prudemment, bien sûr, faisant semblant d’être un petit crétin. Il est intéressé par certains objets de la Zone, des objets sérieux. Des batteries, des “zinzines”, des “éclaboussures noires” et d’autres fanfreluches, dont il n’a pas besoin. Quant à ce dont il a besoin, il n’y a fait que des allusions.
— Que veut-il, alors ? demandai-je.
— D’après ce que je comprends, de la “gelée de sorcière” », fit Dick et il me regarda d’une drôle de façon.
« Ah ! bon, c’est de la “gelée de sorcière” qu’il veut ! dis-je. Il n’aurait pas besoin, par hasard, d’une “mort-lampe” ?
— Je lui ai dis la même chose.
— Et alors ?
— Figure-toi que si.
— Tiens ! dis-je. Dans ce cas, qu’il aille chercher tout ça lui-même. C’est facile ! La “gelée de sorcière”, il y en a plein les caves, prends un seau et puise dedans. L’enterrement est à son compte. »
Dick se taisait, me regardant par en dessous, et ne souriait même pas. Qu’est-ce que c’est que cette salade, il veut m’engager ou quoi ? C’est là que je compris.
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