Au total, il découvrit soixante-treize « épingles », dont douze parlaient ; les autres se taisaient. En réalité, elles devaient parler elles aussi, mais les doigts ne leur suffisaient pas, il leur fallait un dispositif spécial aux dimensions d’une table. Redrick ralluma la lumière et ajouta encore deux chiffres à ceux qui étaient déjà écrits. Après seulement il se décida.
Il fourra ses deux mains dans le sac et, en retenant son souffle, en extirpa un paquet mou qu’il posa sur la table. Pendant quelque temps, il regarda ce paquet, en se frottant pensivement le menton du dos de la main. Puis, il prit son crayon, le tourna entre ses doigts maladroits gantés de caoutchouc et le rejeta. Il sortit encore une cigarette et, sans quitter le paquet des yeux, la fuma entièrement.
« Que diable ! » dit-il à haute voix. Il prit le paquet d’un geste résolu et le fourra dans le sac. « Fini. Terminé. »
Il remit rapidement les « épingles » dans la boîte et se leva. Il était temps d’y aller. Il aurait probablement dû dormir une petite demi-heure pour que sa tête devînt plus lucide, mais il était beaucoup plus utile d’arriver sur place plus tôt pour voir comment les choses se présentaient. Il enleva ses gants, accrocha le tablier et, sans éteindre la lumière, quitta le cagibi.
Son costume était déjà posé sur le lit et Redrick se mit à s’habiller. Il était en train de nouer la cravate devant la glace quand, derrière son dos, les planches du parquet grincèrent doucement et un souffle enjoué retentit. Il se composa un visage maussade pour ne pas éclater de rire.
« Hou ! » cria soudain à côté de lui une petite voix et on le saisit par la jambe.
« Ah ! » fit Redrick, en tombant évanoui sur le lit.
Riant et glapissant, Ouistiti grimpa immédiatement sur lui. Elle le piétinait, lui tirait les cheveux, l’inondait d’un flot de nouvelles. Le voisin Willy avait arraché une jambe à la poupée. Au deuxième étage il y avait à présent un chaton blanc aux yeux rouges, c’est sûr qu’il n’avait pas écouté sa maman et était allé dans la Zone. Pour le dîner il y avait eu du porridge avec de la confiture. Oncle Cirage s’était encore cuité et était malade, même qu’il pleurait. Pourquoi les poissons ne coulent pas quand ils sont dans l’eau ? Pourquoi la nuit maman n’avait pas dormi ? Pourquoi on a cinq doigts, mais seulement deux mains et un seul nez ?… Redrick étreignait prudemment la petite créature chaude qui rampait sur lui, scrutait ses yeux immenses, entièrement sombres, sans blancs. Il écrasait sa joue contre la petite joue rebondie, couverte d’un duvet doré et soyeux, et il répétait :
« Ouistiti… Mon petit Ouistiti… Mon petit Ouistiti à moi… »
Le téléphone sonna bruyamment au-dessus de son oreille. Il tendit la main et décrocha.
« Oui. »
Le récepteur se taisait.
« Allô ! dit Redrick. Allô ! »
Personne ne répondit. Puis le récepteur émit un déclic et des sonneries brèves retentirent. Redrick se leva, posa Ouistiti par terre et, ne l’écoutant plus, enfila son pantalon et sa veste. Ouistiti jacassait sans répit, mais à présent Redrick souriait distraitement, de la bouche seulement, ce qui fit qu’on lui déclara que papa avait avalé sa langue et mangé ses dents, et on le laissa en Paix.
Il alla au cagibi, remplit sa sacoche des objets posés sur la table, courut à la salle de bains chercher son coup-de-poing, prit la sacoche d’une main, le panier avec le sac de l’autre, sortit, referma soigneusement à clé la porte du cagibi et cria à Goûta : « J’y vais !
— Quand est-ce que tu reviens ? » demanda Goûta, sortant de la cuisine. Elle était déjà coiffée et maquillée, à la place du peignoir elle portait une robe d’hôtesse, celle qu’il aimait le plus, d’un bleu vif, au décolleté profond.
« Je t’appellerai », dit-il, en la regardant. Puis il s’approcha, se pencha et lui donna un baiser dans le décolleté.
« Vas-y, toi…, dit Goûta à voix basse.
— Et moi ? Tu vas m’embrasser, moi ? » glapit Ouistiti, en se faufilant entre eux.
Redrick dut se pencher un peu plus. Goûta le regardait, les yeux fixes.
« Sornettes, dit-il. Ne t’inquiète pas. Je t’appellerai. »
Sur le palier de l’étage inférieur, Redrick vit un homme lourd vêtu d’un pyjama à rayures qui tripotait la serrure de sa porte. Une odeur chaude et aigre s’échappait du sombre tréfonds de l’appartement. Redrick s’arrêta et dit :
« Bonjour. »
L’homme lourd lui jeta un regard apeuré par-dessus son épaule massive et poussa un grognement.
« Votre épouse est venue nous voir cette nuit, dit Redrick. Soi-disant que nous sciions quelque chose. C’est un malentendu.
— En quoi ça me regarde ? marmonna l’homme au pyjama.
— Ma femme a fait la lessive hier, continua Redrick. Si nous vous avons dérangés, je vous demande de nous excuser.
— Moi, je n’ai rien dit, prononça l’homme au pyjama. Je vous en prie…
— Eh bien, vous m’en voyez ravi », dit Redrick.
Il descendit, entra au garage, posa le panier avec le sac dans un coin, jeta par-dessus un vieux siège, regarda tout pour la dernière fois et sortit dans la rue.
Il n’avait pas beaucoup de chemin à faire – deux pâtés de maisons jusqu’à la place, puis le parc à traverser et encore un pâté de maisons jusqu’à l’avenue Centrale. Devant le Métropole, comme d’habitude, étincelaient le nickel et le vernis de la file multicolore des voitures. Des porteurs en veste garance traînaient des valises, des gens sérieux, apparemment étrangers, conversaient par petits groupes de deux ou trois sur l’escalier en marbre, en fumant des cigares. Redrick décida de ne pas y aller tout de suite. Il s’installa sous la tente d’un petit bar de l’autre côté de la rue, demanda un café et alluma une cigarette. À deux pas de lui, à la table voisine, il vit trois fonctionnaires de l’Interpol, en civil. En silence, rapidement, ils engloutissaient des saucisses grillées à la harmontaise et buvaient de la bière sombre dans de hautes chopes de verre. De l’autre côté, à dix pas de lui, un sergent dévorait d’un air lugubre des pommes de terre frites, la fourchette serrée dans son poing. Son casque bleu était posé par terre à l’envers près de sa chaise, le ceinturon avec son étui pendait sur le dossier. C’était les seuls clients du bar. La serveuse, une inconnue âgée, se tenait à l’écart et de temps en temps bâillait, en cachant délicatement de sa main ses lèvres peintes. Il était neuf heures moins vingt.
Redrick vit Richard Nounane sortir de l’hôtel, la bouche encore pleine, en enfonçant un chapeau mou sur sa tête. Il dégringola énergiquement l’escalier – petit, potelé, rose, tellement prospère, tellement bien organisé, lavé de frais, fermement convaincu que la journée à venir ne lui apporterait aucun ennui. Il fit un signe de la main à quelqu’un, jeta son imperméable replié par dessus son épaule droite et s’approcha de sa Peugeot. La Peugeot de Dick, était, elle aussi, ronde, courte, lavée de frais et paraissait également sûre qu’aucun ennui ne la menaçait.
En se cachant le visage de la main, Redrick regardait Nounane s’installer au volant d’un air affairé, mettre quelque chose sur le siège arrière, se pencher pour prendre un objet, rajuster le rétroviseur. Puis la Peugeot lâcha une petite fumée bleue, klaxonna contre un Africain en burnous et se mit à rouler allègrement. De toute évidence, Nounane se dirigeait vers l’Institut, donc il devait contourner la fontaine et passer devant le café. Il était déjà trop tard pour se lever et partir, et Redrick se borna à cacher complètement son visage derrière sa main et se pencha au-dessus de sa tasse. Mais cela ne l’aida pas. La Peugeot klaxonna juste contre son oreille, les freins grincèrent légèrement et la voix énergique de Nounane l’appela :
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