« Quoi exactement, avec les jambes ? » demanda-t-il, sortant de la salle de bains, une énorme serviette-éponge sur l’épaule. Avec, il essuyait soigneusement ses doigts longs et nerveux.
« Il s’est fourré dans la “gelée” », dit Redrick.
Boucher émit un sifflement.
« C’est donc la fin de Barbridge, marmonna-t-il. Dommage. C’était un sacré stalker.
— Ça ne fait rien, dit Redrick, se rejetant dans son fauteuil. Tu lui feras des prothèses. Avec ces prothèses il cavalera encore dans la Zone.
— Bon », dit Boucher. Son visage était à présent tout à fait sérieux. « Attends, je vais m’habiller. »
Pendant qu’il s’habillait, qu’il téléphonait quelque part – probablement à sa clinique pour qu’on préparât la salle d’opération – Redrick resta allongé, immobile dans le fauteuil en train de fumer. Il ne bougea qu’une seule fois : pour sortir sa flasque. Il buvait à petites gorgées, parce qu’il n’en restait qu’un doigt, il tâchait de ne penser à rien. Il attendait simplement.
Puis, ensemble, ils sortirent. Redrick se mit au volant de la voiture, Boucher à côté de lui et aussitôt, se penchant par-dessus le dossier, il se mit à ausculter les jambes de Barbridge. Un Barbridge à présent silencieux et recroquevillé qui marmonnait des paroles plaintives, jurait de couvrir d’or Boucher, évoquait sans cesse ses enfants et sa défunte femme, suppliait qu’on lui sauve ne serait-ce que les genoux. Ne retrouvant pas ses infirmiers devant l’entrée, Boucher jura, sauta de la voiture en marche et disparut derrière la porte. Redrick alluma une nouvelle cigarette et Barbridge prononça soudain d’une voix claire et nette, comme s’il s’était définitivement calmé :
« Tu avais envie de me tuer. Je m’en souviendrai.
— Mais je ne t’ai pas tué, dit Redrick, indifférent.
— Non, tu ne m’as pas tué… », Barbridge se tut. « Ça non plus, je ne l’oublierai pas.
— Bon, n’oublie pas, dit Redrick. Toi, bien sûr, tu ne m’aurais pas tué… » Il se tourna et regarda Barbridge. Le vieillard avait la bouche tordue, ses lèvres desséchées étaient parcourues de tics. « Tu m’aurais simplement laissé tomber, dit Redrick. Tu m’aurais abandonné dans la Zone, ni vu ni connu. Comme Binoclard.
— Binoclard est mort tout seul, protesta sombrement Barbridge. Je n’y suis pour rien. Il s’est fait coincer.
— Tu es une ordure », dit Redrick avec indifférence, se détournant de lui. « Charognard. »
Des infirmiers endormis, ébouriffés, jaillirent de l’entrée et, dépliant un brancard en courant, se précipitèrent vers la voiture. Tirant de temps à autre sur sa cigarette, Redrick regardait avec quelle habileté ils avaient sorti Barbridge, l’avaient couché sur le brancard et porté vers l’entrée. Barbridge, allongé immobile, les bras croisés sur la poitrine, regardait le ciel d’un air détaché. Ses pieds énormes, cruellement mangés par la « gelée » étaient tournés d’une façon étrange, anormale. Il était le dernier des vieux stalkers, de ceux qui avaient commencé la chasse aux trésors extra-terrestres aussitôt après la Visite, quand la Zone ne s’appelait pas encore la Zone, quand il n’y avait ni instituts, ni mur, ni forces de police de l’ONU, quand la ville était paralysée d’horreur, tandis que le reste du monde ricanait du dernier canular des journalistes. Redrick avait alors dix ans, Barbridge était un homme fort et agile, il adorait boire aux dépens d’un autre, se bagarrer et peloter dans un coin une nana imprudente. À l’époque, ses propres enfants ne l’intéressaient absolument pas. Il était déjà une ordure, car, une fois ivre, il battait sa femme avec une volupté ignoble, bruyamment, pour que tout le monde fût témoin… Vint le jour où elle ne s’en était pas remise.
Redrick fit demi-tour et, sans prêter attention aux feux, fonça tout droit chez lui, à la maison, en faisant aboyer le klaxon contre les rares passants, en coupant les virages.
Il s’arrêta devant le garage et lorsqu’il sortit de la voiture, vit le gérant qui s’approchait de lui du côté du petit square. Comme toujours, le gérant était de mauvaise humeur, son visage fripé aux yeux bouffis exprimait le comble de la répugnance, comme s’il ne marchait pas sur de la terre, mais sur du fumier liquide.
« Bonjour », lui dit Redrick poliment.
Le gérant s’arrêta à deux pas de lui et pointa son pouce par-derrière son épaule.
« C’est votre travail ? » demanda-t-il en marmonnant. On voyait que c’était les premières paroles depuis la veille.
« De quoi parlez-vous ?
— Cette balançoire… C’est vous qui l’avez installée ?
— Oui.
— Pour quoi faire ? »
Sans répondre, Redrick alla vers la porte du garage et se mit à ouvrir la serrure. Le gérant le suivit et s’arrêta derrière lui.
« Je vous demande pourquoi vous avez installé cette balançoire ? Qui vous a prié de le faire ?
— Ma fille », dit Redrick très tranquillement. Il fit coulisser la porte.
« Je ne vous demande pas si c’est votre fille. Le gérant haussa la voix. Votre fille, c’est à part. Je vous demande qui vous a permis ? Qui, en fait, vous a permis de disposer du square ? »
Redrick se tourna vers lui et pendant quelque temps resta immobile, scrutant la racine du nez pâle, striée de petites veines. Le gérant recula d’un pas et prononça d’un ton plus bas :
« Et ne repeignez pas le balcon. Combien de fois je vous ai dit…
— Vous vous fatiguez pour rien, fit Redrick. De toute façon, je ne déménagerai pas d’ici. »
Il retourna vers la voiture, monta et alluma le moteur. Les mains posées sur le volant, il vit du coin de l’œil que les jointures de ses doigts étaient blanches. Alors il se pencha par la vitre et, ne se retenant plus, dit :
« Mais si je suis quand même obligé de déménager, alors, fais ta prière, sale fouine. »
Il rentra la voiture dans le garage, brancha la lumière et referma les portes. Puis il extirpa du faux réservoir le sac de gratte, mit la voiture en ordre, fourra le sac dans un vieux panier, posa dessus son attirail de pêche encore humide, avec des brins d’herbe et des feuilles collés dessus et y jeta les poissons endormis que Barbridge avait achetés la veille au soir dans une sombre boutique de banlieue. Puis il inspecta la voiture encore une fois de tous les côtés, par simple habitude. Un mégot écrasé était collé contre le garde-boue arrière gauche. Redrick le décolla. La cigarette se révéla être suédoise. Redrick réfléchit et la fourra dans sa boîte d’allumettes qui contenait déjà trois mégots.
Dans l’escalier il ne rencontra personne. Il s’arrêta devant sa porte et la porte s’ouvrit en grand avant qu’il eût le temps de sortir sa clé. Il entra de côté, tenant le panier terriblement lourd sous son bras et plongea dans la chaleur familière, dans les odeurs familières de sa maison, tandis que Goûta, lui encerclant le cou de ses bras, se figeait, le visage serré contre sa poitrine. Même à travers la combinaison et la chemise épaisse, il sentait les battements fous de son cœur. Il la laissait faire, il attendait patiemment qu’elle se détachât de lui, bien que ce fût précisément à ce moment qu’il comprit à quel point il était exténué.
« Bon », prononça-t-elle enfin d’une voix basse, un peu rauque. Elle le lâcha, alluma la lumière dans l’entrée et, sans se retourner, se dirigea vers la cuisine. « Je te fais un café, dit-elle.
— J’ai amené du poisson, dit-il d’un ton faussement enjoué. Fais-le frire, j’ai envie de bouffer à en crever ! »
Elle revint, en cachant son visage dans ses cheveux défaits ; il posa le panier par terre, l’aida à sortir le filet ; ensemble ils le portèrent à la cuisine et versèrent les poissons dans l’évier.
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