« Je ne me souviens pas… Oui, probablement… » Redrick ferma les yeux et se rejeta contre le divan. « Non. Je ne m’en souviens absolument pas.
— Dommage, dit Rauque. Avez-vous au moins vu ce truc ?
— Mais non, dit Redrick avec irritation. C’est là tout le problème. Parce que nous ne sommes pas arrivés jusqu’aux terrils. Barbridge s’est foutu dans la “gelée” et il m’a fallu tout de suite faire demi-tour… Soyez sûrs que si je l’avais vu, je n’aurais pas oublié…
— Écoute, Hew, regarde ! chuchota soudain Osseux apeuré. Qu’est-ce que c’est, hein ? »
Il était assis, l’index droit tendu devant lui. Autour de son doigt tournait un anneau en métal blanc et Osseux le regardait, les yeux écarquillés.
« Il ne s’arrête pas ! » dit à haute voix Osseux, en promenant son regard de l’anneau à Rauque et vice versa.
« Qu’est-ce que ça veut dire, il ne s’arrête pas ? » demanda prudemment Rauque, et il s’écarta légèrement.
« Je l’ai mis sur mon doigt et je l’ai fait tourner… et voilà déjà une minute qu’il ne s’arrête pas ! »
Osseux bondit subitement sur ses pieds et, le doigt en avant, se précipita derrière le rideau. L’anneau lançait des reflets argentés et tournait tranquillement devant lui comme l’hélice d’un hélicoptère.
« Que nous avez-vous apporté là ? demanda Rauque.
Le diable seul le sait ! dit Redrick. Aucune idée…
Si j’avais pu le prévoir, je vous aurais fait débourser plus que ça. »
Pendant quelque temps, Rauque le regarda, puis il se leva et disparut, lui aussi, derrière le rideau. Un bourdonnement de voix retentit aussitôt. Redrick sortit une cigarette, l’alluma, ramassa sur le plancher un magazine et se mit à le feuilleter distraitement. Le magazine regorgeait de beautés époustouflantes, mais curieusement, les voir maintenant lui faisait mal au cœur. Redrick rejeta le magazine et promena son regard sur la pièce, cherchant quelque chose à boire. Puis il extirpa de sa poche intérieure une liasse et compta les billets. Tout était juste, mais pour ne pas s’endormir, il compta aussi la seconde liasse. Il était en train de la cacher dans sa poche quand Rauque revint.
« Vous avez de la chance, mon garçon », déclara-t-il, en s’installant à nouveau en face de Redrick. « Vous savez ce que c’est, le mouvement perpétuel ?
— Non, dit Redrick. On ne nous l’a pas enseigné.
— Tant mieux », dit Rauque. Il sortit encore une liasse de billets. « C’est le prix du premier exemplaire », prononça-t-il, en arrachant le bracelet. « Pour chaque “anneau” suivant vous allez recevoir deux liasses comme ça. Vous avez bien compris, mon garçon ? Deux liasses. Mais à condition qu’à part nous personne n’en sache jamais rien. D’accord ? »
Redrick fourra la liasse dans sa poche sans dire un mot et se leva.
« Je m’en vais, dit-il. Où et quand, la prochaine fois ? »
Rauque se leva à son tour.
« On vous appellera, dit-il. Attendez le coup de téléphone chaque vendredi de neuf heures à neuf heures et demie du matin. On vous transmettra les salutations de Phil et Hew, et on vous fixera rendez-vous. »
Redrick hocha la tête et se dirigea vers la porte. Rauque le suivait, la main posée sur son épaule.
« Je voudrais que vous me compreniez, continua-t-il. Tout ça, c’est bien, très gentil et ainsi de suite, quant à “l’anneau”, c’est carrément une merveille, mais avant tout nous avons besoin de deux choses : des photos et du conteneur plein. Rendez-nous notre appareil photo, mais avec la pellicule utilisée et notre conteneur en porcelaine, mais pleine et vous n’aurez plus jamais à aller dans la Zone… »
Redrick rejeta sa main d’un mouvement de l’épaule, tourna la clé dans la serrure et sortit. Sans se retourner, il marchait sur le tapis moelleux et sentait sur sa nuque le regard bleu, angélique, fixe qui ne le quittait pas. Il décida de ne pas attendre l’ascenseur et descendit les sept étages à pied.
En sortant du Métropole , il prit un taxi et se rendit à l’autre bout de la ville. Le chauffeur était inconnu : un nouveau, un gamin boutonneux au gros nez, un parmi tant d’autres qui ces dernières années affluaient à Harmont poussés par une soif d’aventures inouïes, de richesses fabuleuses, de gloire mondiale, de religion particulière. Et ils devenaient chauffeurs de taxi, serveurs, ouvriers de chantier, videurs. Cupides, dépourvus de tout talent, torturés par des envies imprécises, mécontents de l’univers entier, terriblement déçus, ils étaient convaincus que, là aussi, on les avait roulés. La moitié de ces gens, au bout d’un ou deux mois de déveine, rentraient chez eux en proférant des malédictions, exportant leur déception profonde vers presque tous les coins du globe ; quelques élus rarissimes devenaient stalkers et périssaient très vite, sans avoir eu le temps de comprendre quoi que ce soit. Certains arrivaient à se faire engager à l’Institut où les plus doués et les plus cultivés acceptaient le poste de préparateur. Quant à tous les autres, ils passaient leur temps dans les boîtes, se bagarrant à cause de leurs opinions, à cause des filles et sans autre raison que l’ivresse, poussant à bout la police de la ville, la Kommandantur et la population.
Le chauffeur boutonneux puait l’alcool, ses yeux étaient rouges comme ceux d’un lapin, il était terriblement excité et, à peine Redrick fut-il assis qu’il se mit à lui raconter comment ce matin, dans leur rue, était apparu un mort sorti du cimetière. Il était revenu chez lui, dans sa maison, mais sa maison avait les fenêtres obstruées de planches depuis des années, tout le monde en était parti : sa vieille veuve, sa fille et son gendre, ses petits-enfants. Les voisins lui avaient dit qu’il avait rendu l’âme trente ans plus tôt environ, avant la Visite, et voilà qu’il se ramenait, elle est bonne, celle-là. Il avait tourné autour de sa maison, avait gratté à la porte, puis s’était assis près de la palissade et n’en avait plus bougé. Toute une foule, le quartier entier s’était rappliqué pour le voir, mais personne n’osait l’approcher : la peur, bien sûr. Puis quelqu’un avait eu une bonne idée : lui forcer la porte de sa maison, en dégager l’entrée. Et le croiriez-vous ? Il s’était levé, était entré et avait refermé la porte. Moi, il fallait que je fonce au travail, je ne sais pas comment ça s’est terminé, je sais seulement qu’on pensait téléphoner à l’Institut pour qu’ils viennent le chercher, le diable l’emporte.
« Stop, dit Redrick. Arrête-toi ici. »
Il fouilla dans sa poche. Il n’avait pas de petite monnaie et il dut changer un nouveau billet. Puis il attendit près de l’entrée que le taxi s’en allât. Le cottage de Charognard était pas mal : un étage, une aile vitrée avec la salle de billard, un jardin bien entretenu, une serre, un pavillon blanc parmi les pommiers. Et tout autour, une grille en fer forgé travaillé, peinte en vert pâle. Redrick appuya plusieurs fois sur la sonnette, la porte s’ouvrit avec un grincement léger et Redrick se dirigea sans se presser le long d’un petit chemin de sable bordé de rosiers. Sur le perron du cottage, Loir l’attendait déjà : tordu, noir, cramoisi, tremblant de l’envie fiévreuse de rendre service. Impatient, il se tourna de côté, lança un pied incertain pour tâter le sol, s’y appuya, entreprit de poser son second pied à côté du premier et, ce faisant, agita vers Redrick sa main normale : attends, attends, j’arrive…
« Hé, Rouquin ! » appela du jardin une voix féminine.
Redrick tourna la tête et vit dans la verdure à côté du pavillon au toit blanc à jour, des épaules bronzées et nues, une bouche rouge vif, une main qui lui faisait des signes. Il inclina la tête en direction de Loir et, en écrasant les rosiers, se dirigea vers le pavillon, en marchant sur la douce herbe verte.
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