Il dormit peu, cette nuit-là. Des plans plus insensés les uns que les autres défilèrent dans son esprit, allant de l’évasion à bord d’une chaloupe (pont 1, couloir 6) jusqu’à l’assassinat du teknor et la destruction de la cité.
Il fut réveillé par la sonnerie du communicateur. L’écran resta terne, mais une voix impersonnelle lui ordonna de se rendre, après le repas de midi, chez le teknor.
Il déjeuna de quelques provisions achetées la veille, réussissant non sans peine à faire fonctionner son réchaud trop perfectionné. Puis il se rendit à la bibliothèque. Cette fois, ce fut une femme brune et assez âgé qui le reçut. Elle le dirigea d’un air dégoûté vers la niche 17. Il acheva rapidement de parcourir l’ Histoire de Mokor, ne s’arrêtant qu’au chapitre concernant les Mpfifis.
C’était une race non humaine, rencontrée une première fois il y avait trente ans. Une chaloupe de la cité Suomi avait atterri sur une planète innomée d’une étoile G 1. Là, sur les bords d’un lac, les Stelléens avaient trouvé la trace du passage d’autres êtres, il y avait peu de temps : quelques boîtes de métal, une aire brûlée, une arme brisée, et une tombe. L’arme n’était pas humaine, la tombe avait été ouverte. Le corps, en pleine décomposition, mais encore reconnaissable, était celui d’un être de type inconnu, très vaguement humanoïde. Deux jours plus tard, c’était la rencontre dans l’espace, une astronef pyramidale, surgissant du néant, crachant en passant une bordée de projectiles, disparaissant. Le Suomi , coque crevée en dix-sept endroits, avait perdu cent vingt-sept hommes.
C’était peu avant l’époque du grand rendez-vous périodique, qui ajoutait au ciel d’Avenir la centaine d’étoiles des cités. Il y aurait dû y en avoir cent une, mais le Kanton n’arriva jamais.
Dix ans passèrent, sans autre rencontre. Puis ce fut la tragédie de l’ Uta , abordée, au sortir de l’hyperespace, du côté de Déneb, par une autre cité, encore plus grande, étrangère, la ruée de l’ennemi dans les couloirs, la bataille féroce et brève : dix heures ! Mais ces dix heures avaient été mises à profit, et jusqu’à la fin, un héroïque technicien enregistra tout ce qu’il put apprendre de l’ennemi, de ses armes et de ses méthodes de combat, puis chargea les enregistrements dans une torpille de communication, qui vint se poser à Avenir, où les Stelléens la trouvèrent lors du rendez-vous suivant. Tout cela, et tout ce qui avait été appris depuis, se trouvait dans l’ouvrage de Trig Sorensen : Les Mpfifis . Depuis, cinq autres cités avaient été perdues, certaines corps et bien, d’autres partiellement, secourues par chance au dernier moment. Mokor ne donnait pas de détails techniques : évidemment les faits concernant les Mpfifis étaient connus de tout le monde. Qui voulait des précisions était renvoyé à l’ouvrage de Sorensen.
Il revint donc au bureau de la bibliothèque. La femme âgée était partie, remplacée par une jeune fille. Il répondit à son regard interrogateur :
« Oui, je suis le planétaire à carte A ! Pouvez-vous me donner le livre de Sorensen sur les Mpfifis ? »
Elle eut un regard étonné.
« Mais nous ne l’avons pas ici !
— Où pourrais-je le consulter, alors ?
— Mais chez vous, voyons ! Vous devriez l’avoir ! Tout homme ou femme de plus de quatorze ans doit le posséder !
— On ne me l’a pas donné.
— Réclamez-le à la première librairie venue.
— Combien coûte-t-il ?
— Mais rien, bien sûr ! C’est un devoir de le lire.
— Merci. Ah ! encore une chose. Changez-vous vraiment toutes les deux heures ?
— Mais oui !
— Tout le monde ? Même les mécaniciens ? Même les pilotes ? Même le teknor ?
— Ne soyez pas stupide. Les mécaniciens et les pilotes font cinq heures, et le teknor ne change pas. Tout au moins pas entre les élections ! Même un planétaire devrait comprendre cela !
— Vous n’aimez pas les planétaires ?
— Qui les aime ? Ils ont forcé nos ancêtres à s’exiler. Ce fut un bien, c’est vrai, mais ce fut fait sans bonnes intentions.
— Pour un peuple d’individualistes, vous croyez ferme à la responsabilité collective ! Qu’ai-je à faire avec les hommes d’il y a quatre cents ans ?
— Avez-vous vraiment changé, sur Terre ? On m’a dit que l’Empire était toujours debout.
— C’est vrai. Comment s’appelle la jeune fille rousse qui est de service vers quatorze heures ? »
Elle rit franchement.
« Anaena ? La nièce du teknor ? Vous aussi êtes pris, beau planétaire ! Mais elle n’est pas pour vous ! Moi, je n’aime pas les poux de terre. Elle … »
Elle laissa traîner sa phrase d’un air significatif.
Il lui restait encore une heure avant le repas de midi. Il la passa assis sur le banc d’un parc, regardant, réfléchissant, essayant de s’imprégner de cette civilisation où il n’était qu’un corps étranger. Des enfants jouaient, un jeu très rapide qu’il ne connaissait pas, consistant à envoyer avec le pied un ballon entre deux poteaux. Une fois, le ballon vint rouler près de lui. Il le ramassa, le leur relança. Un des enfants le reçut, souriant, la bouche déjà entrouverte pour le remercier. Un autre l’interrompit :
« Allons, Igor, ne fréquente donc pas les vermines ! »
Et il essuya soigneusement le ballon comme s’il était tombé dans la boue.
Au restaurant, Petersen, d’un signe de tête, lui conseilla le silence. Il mangea seul à une table, et remarqua que nul Stelléen ne venait s’asseoir aux tables voisines. Il attendit philosophiquement qu’il fût quatorze heures, puis se dirigea vers le poste de commande du teknor.
Tan Ekator le reçut avec un sourire amusé.
« Alors, Tinkar, que pensez-vous du Tilsin ?
— La machine, ou les hommes ?
— Les deux.
— En ce qui concerne la machine, je n’en ai rien vu de ce qui aurait pu m’intéresser. Quant aux hommes, je ne puis dire, sauf exceptions, qu’ils soient très amicaux.
— Une de ces exceptions est une femme, je crois ?
— Comment le savez-vous ? Vous me faites espionner ?
— Croyez-vous que j’en aie le temps ? Non, mais le teknor sait tout. Nous sommes un peuple d’individus ; cela signifie que personne n’a le droit de mettre son nez dans les affaires des autres sans qu’il lui en cuise, mais cela signifie aussi que chacun estime avoir le droit de penser ce qu’il veut des autres, et les langues remuent. Nous sommes une petite ville, planétaire ! À peine vingt-cinq mille individus.
— Je ne puis donc rien faire sans que vous le sachiez ?
— Quelle importance cela a-t-il ? D’ailleurs, n’exagérons pas. À part votre aventure avec Oréna, j’ignore ce que vous avez fait ces jours derniers. Il me suffit de savoir que, si vous aviez fait quelque chose d’important, je serais au courant. Prenez garde à Oréna, Tinkar !
— Pourquoi ? Est-elle dangereuse ?
— Pas au sens où vous l’entendez. C’est simplement la plus stelléenne de nous tous. Si vous faites l’erreur de vous attacher à elle, vous comprendrez un jour ce que je veux dire.
— Je ne l’ai plus revue depuis.
— Oh ! vous pouvez la revoir. Elle ne manque pas de qualités, bien qu’elle soit de ces fous d’avantistes. Mais ce n’est pas pour cela que je vous ai fait venir. Répondez-moi franchement : aviez-vous trouvé, dans votre Garde stellaire, des moyens pour suivre une astronef dans l’hyperespace ?
— Croyez-vous que je vais vous répondre ? Trahir l’Empire ? »
Le teknor eut un geste las.
« Je ne vous demande aucune trahison, lieutenant ! Je vois simplement les choses plus largement que vous. J’ai étudié l’histoire, c’est la maladie familiale. Mon père s’appelait Mokor !
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