On savait peu de choses de leur organisation sociale. Leurs cités, souvent plus grandes que celles des Stelléens, paraissaient plus peuplées. Nul ne connaissait leur monde d’origine. C’étaient de terribles combattants, indifférents à la mort et à la souffrance. Leurs armes étaient puissantes : une sorte de fulgurateur, pour le combat rapproché des sabres courbes dont ils se servaient avec une merveilleuse habileté, des grenades, des pistolets. Pour le combat à distance, un fusil à balles explosives, des mortiers, des canons, des fusées.
Leurs buts étaient inconnus. Deux ou trois fois, des cités envahies avaient essayé de parlementer, sans succès. La pire éventualité, disait Sorensen, serait qu’ils constituent les éclaireurs d’un vaste empire en expansion. Une théorie voyait en eux des envahisseurs extragalactiques, venant de la nébuleuse d’Andromède.
Le livre était extrêmement complet, et donnait de nombreux détails techniques sur les armes et les tactiques de combat. Ces derniers chapitres fascinèrent Tinkar. Les Mpfifis étaient certainement de terribles adversaires, passés maîtres en fait de stratégie, et redoutables dans le corps-à-corps. Toutes les batailles qui les avaient opposés aux humains et sur lesquelles on avait des documents étaient analysées, et au bout d’un moment Tinkar attira à lui un bloc de papier, un crayon, le plan de la cité, et mit en œuvre son propre entraînement militaire. La bataille commençait toujours par la brusque apparition d’une cité ennemie, une volée de projectiles explosifs, non atomiques, puis l’abordage. En regardant la liste des cités attaquées, Tinkar s’aperçut qu’Oréna ne savait pas tout : il y en avait plus de trente, dont un bon nombre avaient pu repousser l’ennemi, avant ou après l’abordage. Il travailla longtemps, repris par son métier, étudiant l’attaque et la défense : dans trois cas, sur les cinq dernières défaites, les Stelléens auraient dû contenir l’ennemi jusqu’à l’arrivée des secours. Dans un cas même, ils auraient dû gagner la bataille.
Il détermina rapidement les défauts de la défense : les Stelléens, tout braves qu’ils fussent, manquaient simplement d’entraînement au combat. Ce n’était point par indiscipline cependant qu’ils perdaient les batailles, mais par la lenteur d’exécution et leurs conceptions stratégiques inférieures à celles des Mpfifis. Ils ne savaient pas tirer avantage de leur connaissance de leurs cités, et de leurs plus courtes lignes de communication.
« Si j’en parlais au teknor, il ne m’écouterait pas ! À quoi bon ? »
Il posa le livre, hésita : dînerait-il dans son appartement, ou irait-il au restaurant ? Un coup d’œil dans sa chambre froide le découragea. La solitude commençait à lui peser aussi, cette solitude qu’il n’avait jamais connue dans la Garde. Malgré l’hostilité que lui montreraient sans aucun doute les autres dîneurs, il décida d’aller au restaurant.
Petersen était là, dînant à une table et non derrière le comptoir. Il lui sourit, mais quand Tinkar s’approcha, il se leva et dit :
« Je m’excuse, planétaire, mais il serait mieux que nous ne soyons pas vus ensemble. Pas encore.
— Oh ! cela ne fait rien. Je commence à m’habituer. »
Il s’assit à une table isolée, commença son repas. Un « Hello ! Tinkar » le fit se retourner. Oréna entrait avec Pei et un autre homme qu’il n’avait jamais vu, grand et fort. Tout heureux, il lui fit signe. Elle vint s’asseoir en face de lui, appela les autres du geste.
« Ah ! non, Oréna, dit l’inconnu. Pas avec ce pou de planète !
— Je suis libre, frère !
— Voyons, Oréna, intervint le Chinois, ne sois pas ridicule. Tu t’es payé une fantaisie …
— Nous n’avons jamais été en liaison permanente, Pei. Tu n’as pas plus de droits sur moi que je n’en ai sur toi ! Quant à ma fantaisie, comme tu dis, elle ne regarde que moi. As-tu peur que je fasse … des comparaisons ? »
Le Chinois pâlit sous l’insulte.
« Si tu le prends ainsi …
— Je le prends comme il me plaît !
— Allons, intervint l’autre, vous n’allez pas vous brouiller pour un rat de terre !
— Ce n’est pas la question, Hank ! Je n’admets pas que Pei me considère comme sa chose. De tels sentiments sont préhistoriques, ou planétaires ! Encore n’existent-ils peut-être plus sur la Terre. Qu’en dis-tu, Tinkar ? »
Elle se pencha vers lui, souriante.
« Je n’ai guère d’expérience à ce sujet, mais je crois qu’ils existent, du moins chez le peuple. Ne vous fâchez pas avec vos amis pour moi, Oréna. Cela n’en vaut pas la peine. Ici, je ne serai jamais qu’un pou de planète.
— Eh bien, pou ou non, ce soir je dîne avec toi. Et que ces deux imbéciles aillent se faire pendre ailleurs !
— Soit, adieu, Oréna. Viens, Hank. Laissons-la avec son gigolo. C’est la compagnie qui lui convient. »
Tinkar ne comprit pas le mot, mais devina la gravité de l’injure à la face blême de la fille. Il se leva, saisit le Chinois à la gorge.
« Je ne sais ce que tu as dit, mais tu vas le rétracter tout de suite ! »
L’autre se dégagea avec souplesse, leva la tête, regardant Tinkar dans les yeux :
« Gigolo ! »
Alors Tinkar frappa. La seconde d’après, le compagnon de Pei lui sauta sur le dos. D’un coup de rein, Tinkar l’envoya par-dessus la table.
Pâles, les deux hommes se relevèrent.
« Nous réclamons notre droit, crièrent-ils ensemble. Avez-vous vu, frères ?
— Nous avons vu, dit la voix calme de Petersen. Mais nous avons aussi entendu l’injure !
— Tu ne vas pas prendre sa défense, toi aussi ? Le Tilsin sera plus propre quand son cadavre roulera dans l’espace !
— Non, je ne prends pas sa défense. Je ne crois pas que ce soit nécessaire et, le cas échéant, ce serait à Oréna de le seconder, puisque vous l’avez elle-même insultée au-delà de toute excuse possible. Filez, sinon vous allez m’insulter moi aussi, et je réclamerai mon droit ! »
Il se tourna vers Tinkar :
« Eh bien, planétaire, tu ne fais pas les choses à demi ! Deux d’un coup ! Prendras-tu son parti, Oréna ?
— Moi ? Non. Mais s’ils le tuent, je réclamerai mon droit à mon tour. Je suis tranquille, je n’en aurai pas besoin ?
— Que signifie tout cela ? coupa Tinkar.
— Tu les as frappés, il faut que tu te battes avec eux.
— Que fallait-il faire ? Me laisser insulter ?
— Non, il aurait fallu que tu prennes les devants, et que tu réclames le combat toi-même. Tu n’aurais eu que Pei comme adversaire, tandis que maintenant tu les as tous les deux.
— Soit. Quand, où, et comment ?
— Demain, après le repas de midi, dans le parc 12. Comme les coups répondaient à une insulte, tu auras toi aussi le choix de ton arme. Tu peux prendre ce que tu veux, sauf un fulgurateur, qui ferait trop de dégâts.
— Je pourrais utiliser aussi bien une javeline qu’un canon. Ce fut mon métier. Mais je connais pas les lieux, c’est un désavantage.
— Eh bien, allons les visiter demain matin. Je t’attendrai à neuf heures à la porte 3.
— Oréna, vous auriez mieux fait de ne pas me parler, dit-il, une fois Petersen parti.
— Pourquoi ? As-tu peur ? »
Il la tutoya malgré lui.
« Crois-tu que ma vie ici soit assez agréable pour que je craigne de la perdre ? Que signifie ce mot “gigolo” ?
— Il n’y a pas d’équivalent en interspatial.
— Mais encore ?
— J’aime mieux ne pas te le traduire. Tu demanderas à Petersen, s’il veut le faire.
— Étrange peuple ! Dis-moi, ces duels sont-ils fréquents ?
Читать дальше