Même l’amour pour elle est une révolte. L’amour doit brûler, emporter, il est religion et rite, il est volonté de sacrifice, pour lui elle brise tout, son instinct maternel, les distractions et le luxe de sa jeunesse, et d’une certaine manière, jusqu’à son ambition de peintre et son orgueil de femme. Toute sa vie, Frida est restée fidèle à l’idéal des années 1927-28, le temps des manifestations et du comité Manos fuera de Nicaragua — le soutien au révolutionnaire César Augusto Sandino luttant contre la mainmise de la United Fruit et de l’impérialisme nord-américain sur son pays, et tombé, lui aussi, sous les balles des assassins. Fidèle à l’idéal de l’amour, tel que le symbolisait le couple de Tina Modotti et Julio Antonio Mella, cet amour parfait qui unissait les corps — Tina, si belle, avec ce visage de Méditerranéenne, ce corps sculptural photographié par Weston, et Mella, aux traits de zambo, métis de Noir et d’Indien, d’une beauté romantique, toujours vêtu de sa chemise de ferrocarrilero et coiffé d’un panama — et qui unissait aussi les esprits dans l’absolu révolutionnaire. Cet amour brisé tragiquement au soir du 10 janvier 1929 quand Mella tomba sous les balles des sbires du tyran Machado, et mourut dans les bras de Tina.
Alors, vingt ans plus tard, Frida Kahlo n’a pas changé. Elle garde la mémoire de tous ceux qu’elle a connus en ces temps exceptionnels, et de tout ce en quoi elle a cru, ce pour quoi ils combattaient. Il est vrai que sa peinture n’est pas « révolutionnaire » et qu’elle ne témoigne pas de ses engagements politiques, contrairement à l’œuvre grandiose des muralistes. Mais sa révolution est autre, son combat n’est pas celui de l’art engagé. Son combat est intérieur, il parle du quotidien, de la vie solitaire qu’elle mène, de la prison de la souffrance, des blessures de son amour-propre, de la difficulté d’être une femme dans la société mexicaine dominée par les hommes. Sa révolution, c’est aussi sa révolte, le regard d’amour et de crainte qu’elle pose sur ce qui l’entoure, l’obsession de la mort, la compassion qu’elle ressent pour tout ce qui est tendre et faible, le rêve d’un embrassement universel, cet univers angoissé et délicat qui tourne autour de la Maison Bleue, de son jardin, des animaux qui partagent sa vie. Sa révolution, c’est l’explosion de la souffrance dans son corps, les doses de plus en plus fortes de calmants (le Demerol) qu’elle doit prendre pour supporter la douleur, la bouffée de marijuana qu’elle aspire, anxieusement, pour se libérer du mal, pour voler un moment d’irréalité et d’oubli.
Sa révolution, c’est l’espoir continuel qu’elle garde de venir à bout de ses maux et de ses difficultés, cet Arbre de l’espérance qu’est devenue sa colonne vertébrale brisée, raccommodée à coups d’opérations et de greffes osseuses. Les tableaux qu’elle peint durant ces années expriment son changement d’attitude envers la vie. Les scènes morbides et sanglantes ont fait place à une sorte de sérénité désespérée sans équivalent dans l’histoire de la peinture. Derrière le masque toujours impassible, le vide et l’angoisse ont creusé le vertige, une interrogation renvoyée sans fin entre les murs réfléchissants des miroirs disposés autour d’elle. C’est ainsi que Lola Alvarez Bravo l’a saisie dans les extraordinaires clichés pris à Coyoacán en 1944 : Frida amoureuse de son reflet, disposant autour d’elle les miroirs où se prend au piège son image [113] Voir Frida Kalho, Un Portrait photographique , de Elena Poniatowska et Carla Stellweg, Éditions Arthaud, Paris, 1992.
. Ce n’est pas son image qu’elle aime, c’est cette réalité physique, la chaleur de la vie, la tendresse des sentiments qui maintenant peu à peu lui échappent, se retirent d’elle comme une eau en décrue, et la laissent dans la froideur.
Il y a ce dessin d’elle-même, portant au front une hirondelle dont les ailes se confondent avec ses sourcils noirs, souvenir du temps où Diego lui disait que ses sourcils lui faisaient penser aux ailes noires d’un merle en train de voler, la main de la destinée en boucle d’oreille, le collier végétal où se mêlent ses cheveux et, toujours, les larmes qui s’accrochent à ses joues. Il y a le portrait saisissant qu’elle fait d’elle-même en juillet 1947, le mois où elle accomplit sa quarantième année (fidèle à son mythe, elle écrit sur la dédicace : « Ici j’ai fait mon portrait, moi, Frida Kahlo, avec l’image de mon miroir. J’ai trente-sept ans. ») — les cheveux défaits tombant sur son épaule droite, le visage amaigri, creusé par la souffrance, avec ce regard qui questionne, qui fixe à travers tous les écrans et tous les trompe-l’œil, regard distant et insistant comme une lumière qui voyage à travers l’espace longtemps après la mort de l’astre. Frida Kahlo n’a peint aucun tableau révolutionnaire, et pourtant il n’y a peut-être pas eu, dans l’histoire de la peinture contemporaine, de tableau plus dérangeant, plus déroutant, plus bouleversant que cet autoportrait — pour trouver une équivalence, il faudrait remonter jusqu’à la source de l’art moderne, dans les autoportraits de Rembrandt conservés au Mauritshuis, à La Haye.
La Maison Bleue de Coyoacán s’est refermée sur Frida comme un piège dont seule la peinture peut encore, par moments, la libérer. Diego Rivera, à l’extérieur, continue d’être pris par le tumulte du monde — sa liaison tapageuse avec l’actrice Maria Félix, qui l’accompagne aux États-Unis, et qu’il ose même peindre en mère indienne, serrant contre elle son enfant. Il ne va plus guère à Coyoacán. Il vit partout, travaille dans son studio de San Angel. Après la période d’éclipse qu’il a connue à la fin du règne de Lázaro Cardenas, Diego redevient l’homme à la mode, celui dont on parle le plus, qui défraie la chronique par ses prises de position, par ses conquêtes féminines, par sa formidable puissance de travail. Il mène simultanément plusieurs chantiers — au Palais National, à l’hôtel del Prado, et puis ce projet pratiquement irréalisable et qui, pour cela même l’enchante le plus, celui d’une fresque sur l’ Eau, origine de la vie, qui doit être submergée dans un réservoir de Chapultepec. Diego est véritablement le soleil, l’astre cruel qui suit sa course, féconde les calices sexués des plantes, puis les brûle et les flétrit — tel que le peint Frida en 1947 dans Le Soleil et la Vie. La révolution des hommes, comme la révolution des astres, ne peut pas être celle des femmes, puisque la société a dévolu aux uns le pouvoir de porter la mort, aux autres la souffrance et l’amour de la vie.
L’année 1950-51 est terrible pour Frida Kahlo. Un début de gangrène au pied droit nécessite l’amputation des orteils. Une opération à la colonne vertébrale, au cours de laquelle le docteur Juan Farill, de l’Hôpital Anglais, a tenté une greffe osseuse, se solde par une infection, et Frida, entre mars et novembre 1950, doit subir six interventions. Malgré la présence à ses côtés de Diego, ému par sa détresse, elle est à bout de forces, mais non à bout d’énergie. Dans sa chambre d’hôpital, clouée sur son lit et corsetée d’acier et de plâtre, elle sait encore rire de sa propre douleur et organiser autour d’elle un théâtre humoristique et provocateur. Elle décore sa chambre et jusqu’à ses affreux corsets, se fait photographier couchée sur son lit d’hôpital, en train d’embrasser Diego, portant peints sur son corset l’étoile, la faucille et le marteau du Parti communiste. Diego retrouve alors pour elle les gestes de tendresse de leurs premières années de mariage. Pour la distraire, il s’assoit à côté d’elle, lui chante des chansons, grimace, raconte des mensonges. Adelina Zendejas relate que, rendant visite à Frida à l’hôpital, elle vit Diego danser pour elle autour de son lit en rythmant sa danse avec un tambourin comme un montreur d’ours [114] Martha Zamora, El Pincel de la angustia, op. cit., p. 118.
. Dans son Journal, Frida résiste encore à son vertige de destruction :
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