L’un des derniers combats de Diego, il ne le livre pas dans les salles des palais du peuple, ni dans un musée, mais en 1947, dans la salle à manger de l’hôtel del Prado, avec une peinture qui est comme son autobiographie, jusqu’à la caricature : le Rêve d’un après-midi dominical au parc de l’Alameda, où toutes les figures de sa vie sont debout, comme pour un portrait fantomatique, depuis le graveur José Guadalupe Posada, en géant débonnaire donnant le bras à la mort catrín, la citadine facile aux atours frivoles de la Belle Epoque, jusqu’à Frida elle-même, à côté de José Martí, vêtue de sa robe de Tehuana, portant en effigie le signe du yin et du yang et posant la main sur l’épaule de son fils unique, Diego sous les traits d’un petit garçon d’une douzaine d’années — l’âge où il entra pour la première fois à l’Académie de San Carlos. Sur le tableau figure, écrite en toutes lettres, la phrase prononcée en 1838 par Ignacio Ramirez — surnommé le Nigromant par ses condisciples — lors d’une réunion à l’Académie des lettres de Letran : « Dieu n’existe pas. » La provocation ne manque pas de faire son effet, et le tableau est agressé par des étudiants catholiques qui le lacèrent et grattent au canif l’inscription blasphématoire.
La campagne de presse qui s’ensuit n’est pas pour déplaire à Diego, qui retrouve toute l’ardeur de sa jeunesse pour fustiger les bigots et le vieil ennemi du peuple, le clergé catholique. Dans le Mexique de l’après-guerre, dominé par la politique de réconciliation de don Miguel Alemán favorisant les alliances avec la bourgeoisie et les grands propriétaires, la peinture de l’hôtel del Prado — qui a valu le refus de l’archevêque de Mexico de venir bénir le nouvel établissement — est plus qu’une provocation, elle est un rappel à l’esprit de la révolte, le seul idéal du Mexique pour Diego Rivera : « L’art, écrit-il plus tard dans Indice, socialement parlant, a un contenu intrinsèquement progressiste, c’est-à-dire subversif, car il ne saurait y avoir de progrès sans une subversion organisée, c’est-à-dire une révolution [110] La Cuestión del arte in México, in Diego Rivera, Arte y Política, op. cit., p. 322.
. » Devant les journalistes, il fait valoir que, si la phrase litigieuse a pu être prononcée publiquement en 1838 à l’Académie de Letran, et qu’elle ne peut figurer sur un tableau cent dix ans plus tard, c’est que la liberté acquise par Benito Juárez n’existe plus et qu’il faut recommencer, comme en 1857, « jusqu’à la victoire de Querétaro [111] Ibid., p. 446.
».
Comme il l’a toujours fait, Diego cherche l’appui des puissants, et particulièrement des États-Unis, et il le trouve paradoxalement en la personne du cardinal Dougherty, archevêque de Philadelphie, en visite à Mexico et qui se prononce en faveur de Rivera et du droit à la liberté d’expression. Le tableau restera cependant interdit au public, recouvert d’une bâche, jusqu’en 1956, quand le vieux peintre, usé par la maladie mais n’avant rien perdu de son humour, devant la presse convoquée spécialement à cet effet, effacera lui-même la phrase scandaleuse et descendra de l’échafaudage en déclarant : « Je suis catholique », ajoutant même ce commentaire venimeux : « Et maintenant, vous pouvez téléphoner la nouvelle à Moscou ! »
À la fin de sa vie, la révolution est redevenue pour Diego Rivera ce qu’elle a été dans sa jeunesse, quand l’ogre de Montparnasse, aux côtés de Picasso et de Modigliani, provoquait la bourgeoisie bien-pensante de l’Europe, préfigurant le tumulte et le renversement des valeurs qui allaient bientôt précipiter le Mexique dans le plus grand vertige de son histoire. Sa révolution est solitaire, provocatrice, agressive, profondément individualiste. Elle emprunte avant tout le chemin de l’art, de son art, impérieux, sensuel, sans compromis, échappant à toute banalité, inventant à chaque instant la logique de l’extraordinaire.
Au cœur de sa révolution, il y a Frida. Elle est bien la niña de mis ojos, « la prunelle de mes yeux », celle par qui il perçoit vraiment le monde, celle qui est dans son secret, dans son âme, qui l’habite comme son double, qui le guide, l’inspire, le détermine. Frida Kahlo est sans aucun doute l’une des personnalités les plus fortes parmi les femmes de l’ère révolutionnaire au Mexique, et c’est grâce à elle que Diego va jusqu’au bout de sa révolution, sans s’arrêter en chemin comme l’ont fait Vasconcelos ou Tamayo, séduits par le pouvoir ou effrayés par les risques. L’ardeur juvénile au combat, c’est Frida qui la lui insuffle, cette ardeur pareille à une fièvre qui l’anime et la consume même lorsqu’elle est clouée au lit par la souffrance, incarcérée dans ses corsets d’acier, soumise aux soins les plus cruels — élongation de la colonne vertébrale, ponctions, opérations continuelles qui transforment son corps en un objet médical cousu de cicatrices — comme dans le cruel Arbre d’espoir, tiens-toi droit de 1946, où Frida se tient assise à côté de son double fantomatique allongé sur une civière, devant un désert fissuré qu’écorchent le soleil et la lune impitoyables.
Au fond, la chose extraordinaire tout au long de l’existence chaotique du couple Diego/Frida, c’est qu’il était difficile de réunir deux êtres plus dissemblables. Tous deux sont des créateurs, et tous deux sont révolutionnaires, mais leur création et leur révolution sont diamétralement opposées, et diamétralement opposées leurs idées sur l’amour, sur la recherche du bonheur, sur la vie elle-même. Comparée à la passion politique et aux intrigues du milieu de Diego Rivera — cette sorte de mouvement de balancier qui le fait osciller sans cesse entre le pouvoir et la foi révolutionnaire, entre les États-Unis et l’Union soviétique —, la vie de Frida est d’une lumineuse simplicité. Dès l’adolescence — au temps de la Preparatoria — elle est engagée politiquement, enthousiasmée par les grandes figures déjà mythiques de la Révolution russe, Kerenski, Lénine, Trotski, et par les héros populaires de la Révolution mexicaine : Francisco Madero, Alvaro Obregón, et surtout les caudillos, le bandit Villa et l’archange indien Emiliano Zapata, assassinés par les traîtres au service de l’impérialisme yankee alors qu’elle était encore une enfant. La personne qui a le plus compté dans la formation des idées de Frida Kahlo, la révolutionnaire italienne Tina Modotti, est aussi celle dont elle se rapproche le plus, armée de la même détermination, de la même sombre ardeur, poursuivant le but qu’elle s’est fixé sans faiblesse, sans jamais se détourner. Frida, dans sa jeunesse, aurait très bien pu faire sien l’aveu de Tina à Edward Weston dans une lettre écrite en 1925 : « Je mets trop d’art dans ma propre vie — je veux dire trop d’énergie — et par conséquent il ne me reste rien pour l’art, et par art, je veux dire la création, quelle qu’elle soit [112] In Edward Weston, Daybooks, op. cit ., vol. 1, p. 40.
. » L’énergie, pour Frida Kahlo, est aussi la force qui l’entraîne dans le mouvement révolutionnaire — même si cette force n’a pas le même objet que pour Tina Modotti. Pour elle, la quête de l’intégrité physique et mentale est semblable à la quête de l’intégrité des opprimés, à leur soif de vérité, à leur libération de l’aliénation. Au moment de la rupture de Diego Rivera avec le Parti communiste, Tina Modotti a un mot cruel et méprisant à propos du peintre ; elle dit de lui à Weston : « C’est un passif. » L’engagement politique de Frida est au contraire totalement actif, elle y consacre toute sa vie, et la peinture, comme parfois les mots, ne lui servent qu’à exprimer ce désir de liberté.
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