Lui, qui est alors tout juste sur le seuil de la gloire, le peintre déjà contesté, célébré par tous les grands noms de l’art moderne et jalousé par tous les critiques de son pays, au centre d’un brouhaha d’honneurs et de femmes, le chef reconnu du mouvement des muralistes, il est touché par ce qu’il lit dans ce regard qui lui est diamétralement opposé : cette sincérité farouche, cette fermeture, ce refus des compromissions et des honneurs, et par ce qu’il perçoit dans le corps frêle de cette jeune fille, dans les traits si fins de ce visage où brillent l’intelligence et la ferveur de la jeunesse : la volonté d’aller jusqu’au bout, jusqu’au fond de soi-même. Il est alors évident que Diego ne peut vivre sans Frida, et qu’elle ne peut détourner son regard de celui qu’elle a choisi, sur lequel elle a fondé beaucoup plus que du désir ou de l’admiration, mais toute sa vie.
C’est pourquoi l’histoire de ce couple est exemplaire. Les aléas de l’existence, les mesquineries, les désillusions ne peuvent pas interrompre cette relation, non de dépendance, mais d’échange perpétuel, pareille au sang qui coule et à l’air qu’ils respirent. La relation amoureuse de Diego et de Frida est semblable au Mexique lui-même, à la terre, au rythme des saisons, au contraste des climats et des cultures. C’est une relation faite de souffrance, de cruauté, mais aussi d’absolue nécessité. Frida est le Mexique archaïque, la déesse terre descendue parmi les hommes, dans le rythme lent et religieux de la danse, portant le masque des ancêtres, cette Indienne géante qui donne son lait comme un suc du ciel, et qui enlace l’enfant dans ses bras puissants comme les cordillères. Elle est la voix silencieuse des femmes courbées sur les meules de lave, dans les marchés, des porteuses de terre — les mariquitas — qui errent dans les rues des quartiers riches et font aboyer les chiens des maisons seigneuriales. Elle est le regard esseulé et terrifié des enfants, le corps ensanglanté des parturientes, la silhouette des magiciennes aux cheveux blancs accroupies dans les cours des viviendas et psalmodiant les incantations et les malédictions conçues au fond de leur éternelle solitude. Elle est l’esprit créateur de l’Amérique indienne, qui ne doit rien au monde occidental, mais qui puise au fond d’elle-même, comme en les arrachant à sa propre chair, les morceaux d’une conscience très ancienne, chargée du sang des mythes et vibrant de l’onde infatigable de la mémoire.
C’est elle que reconnaît Diego, sans le savoir, quand il retrouve le Mexique après la guerre, et qu’il commence une vie nouvelle. C’est elle qu’il cherche déjà quand il peint la broyeuse de maïs penchée sur son metate en 1924, l’Indienne aux épis de Chapingo, ou les soldats sombres de Zapata qui maintiennent sous leur regard les oppresseurs et les tyrans, sur les fresques du ministère de l’Éducation. L’orateur public, le leader du Parti communiste mexicain, l’homme qui a osé défier Nelson Rockefeller à New York, celui qui a inventé l’art populaire moderne et a recouvert des milliers de mètres carrés de sa puissance créatrice, a terriblement besoin d’une femme frêle, solitaire, au corps brisé par les souffrances, dont le regard l’entraîne vers la profondeur mystérieuse de l’esprit humain comme dans un vertige.
Maintenant, sur le versant descendant de la vie, Diego Rivera mesure tout ce qu’il doit à la rigueur révolutionnaire de Frida. Elle n’a jamais changé, n’a jamais pactisé avec les forces de l’argent. C’est grâce à elle qu’il est resté, malgré les vicissitudes de la politique au jour le jour, fidèle à la Révolution et à l’esprit des muralistes de 1921, à la magie de ce temps où tout était à inventer : « Pour la première fois, au Mexique, écrit-il en 1945 dans la revue Así, les peintres véritablement révolutionnaires, en politique et en esthétique, eurent accès aux murs des édifices publics et privés ; et pour la première fois dans l’histoire de la peinture du monde s’inscrivit sur ces murs l’épopée du peuple, non au moyen de héros mythologiques et politiques, mais grâce aux masses populaires en action [105] Diego Rivera, Arte y Política, op. cit ., p. 288.
. »
Au lendemain de la guerre qui a de nouveau ravagé le monde, Diego retrouve l’esprit de révolte qui était le sien en 1918, quand il quittait l’Europe dévastée. Dans ce monde en ruine, le Mexique, affirme-t-il, doit « tourner le dos à l’Europe et chercher une nouvelle alliance avec l’Asie », avec l’Inde, avec les masses en mouvement de l’Extrême-Orient, et avec la Chine, « merveilleuse et géante [106] Ibid., p. 328.
». Le vieil ogre débonnaire retrouve, au moment où le Mexique accède à la vie moderne, les accents guerriers de sa jeunesse, pour dénoncer l’hypocrisie de l’art pour l’art et de l’abstraction, cette peinture héritée de la bourgeoisie française du Second Empire. Dans « La question de l’art au Mexique » ( Indice , mars 1952), il pourfend ses vieux ennemis, les artepuristas survivants de l’époque des Contemporáneos, Ortiz de Montellano, Gilberto Owen, Wolfgang Paalen — qu’il feint d’orthographier Wolfranck Pahallen, « peintre surréaliste à la fumée de cierge » —, et Rufino Tamayo, qui ont vécu sous l’influence des supputations gratuites du surréalisme et de Breton, « dégénéré politique », et sont retournés « au pis de la vache encore grasse de la bourgeoisie ». Ce sont eux qui ont fait le lit du fascisme, et qui ont permis l’éclosion de Hitler, « robot nazi-fasciste créé par l’Occident pour détruire l’Union soviétique et la Révolution bolchevique [107] Ibid.
». Avec une véhémence digne du Julio Jurenito d’Ilya Ehrenbourg, Diego part en guerre contre la peinture et la critique contemporaines, il s’en prend à Justino Fernandez, « architecte au service de la Mitre Sacrée de Mexico », Luis Cardoza y Aragón, « cette espèce de spécialiste de la poésie, de la diplomatie et de la critique petites-bourgeoises » — qui tous deux, il est vrai, ont osé préférer son rival José Clemente Orozco — passé de l’art authentique aux trucages « anti-plastiques et cubistesques ». Et dans son élan iconoclaste, Diego jette même à terre l’idole des amateurs d’art nord-américain, Georgia O’Keefe, « qui peint des fleurs agrandies en forme de sexes de femmes et des paysages si abstraits qu’ils semblent faits de carton et photographiés avec la pire des maladresses [108] Ibid., p. 335.
». Pour lui, cet art conventionnel et fabriqué pour les collectionneurs est devenu, par leur faute, « l’édredon de soie garni de fin duvet sous lequel ils tentent d’étouffer la voix révolutionnaire du muralisme mexicain [109] Ibid., p. 325.
».
Mais il y a de l’amertume dans la vindicte du vieux guérillero de l’art, amertume devant l’inévitable déclin de cette peinture qu’il a voulue populaire et qui est devenue malgré lui œuvre de musée, objet de spéculation des riches et des puissants. L’ère de la Révolution est terminée. Pour faire face à ses besoins d’argent — la construction de cette pyramide chimérique — l’ Anahuacalli —, œuvre majeure de sa vie, dans laquelle il voit un autel à la gloire de la culture préhispanique et le symbole de la résistance à l’oppression de la culture impérialiste de l’Europe et de l’Amérique ; mais aussi le paiement des opérations et des soins médicaux constants de la pauvre Frida — Rivera est obligé de peindre sans cesse des tableaux, des aquarelles, de participer à des livres d’art, voire d’accepter des chantiers d’un goût douteux, comme la décoration du bar Ciro’s de l’hôtel Reforma — bien loin des pulquerías des années 1925 que Diego parcourait pour Mexican Folkways, et dont les noms résonnaient comme les poèmes de la jeunesse révolutionnaire, La Copa del Olvido, La Revolución, Los Changos vaciladores, aiguisés et chargés de l’ironie qui est la véritable arme du peuple.
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