Dans un de ses tableaux les plus complexes, peint en 1949, L’Embrassement d’amour entre l’Univers, la Terre, moi, Diego, et M. Xolotl du Mexique, Frida recrée tout ce qui fait sa vie : la nourrice indienne au corps végétal, la force du yin et du yang, ou la divinité aztèque de la dualité, et, dans les bras de la Tehuana, le bébé androgyne Diego, portant l’œil de la science au front et la flamme du cœur arraché entre ses mains —, et, lové aux pieds de sa maîtresse, le seigneur Xolotl, le chien couleur de cacao qui, selon le mythe des anciens Mexicains, doit un jour l’aider à passer le fleuve de la mort pour atteindre la Maison du Soleil.
Le jeu cruel de l’amour et de la haine, qu’elle a joué si longtemps avec lui, est maintenant le jeu infini de la vie. Chaque parcelle arrachée au néant la nourrit, prolonge sa substance, comme la lumière trop forte du soleil et la violence sanglante des sacrifices. Frida est devenue alors une déesse, qui entre dans le corps de son amant et le possède, et partage tout ce qu’il prend. Elle est véritablement la Tlazolteotl, la déesse de la terre, de l’amour charnel et de la mort. Elle est devenue la Coatlicue, la déesse à la jupe de serpents, que Diego a représentée dans la fresque de Treasure Island à San Francisco, masque de serpent et corps couvert d’une peau humaine, portant sur sa poitrine le crâne de la mort — cette mère éternelle du Mexique qui domine le Moïse de Frida et donne naissance à tous les héros de l’humanité, tandis que, sous le soleil déchirant, flotte dans le secret de l’utérus l’éternel enfant prêt à naître.
Dans le portrait qu’elle fait de Diego avec des mots d’amour, Frida dit : « Je m’imagine que le monde dans lequel il voudrait vivre est une grande fête à laquelle chaque être humain et toutes les créatures prendraient part, des hommes jusqu’aux pierres, et jusqu’aux soleils et aux ombres : tous œuvrant avec lui, avec son idée de la beauté et son génie créateur. Une fête de la forme, de la couleur, du mouvement, du son, de l’intelligence, de la connaissance, de l’émotion. Une fête sphérique, intelligente et amoureuse, qui couvrirait toute la surface de la terre. Pour faire cette fête, il lutte continuellement et donne tout ce qu’il a : son génie, son imagination, ses paroles et ses actions. Il lutte à chaque instant pour effacer dans l’homme la stupidité et la peur [92] In Raquel Tibol, op. cit., pp. 107–110.
. » Elle relie sa conviction révolutionnaire à son amour du Mexique, « qui contient, comme la Coatlicue, la vie et la mort ». C’est sans doute ce lien qui est au cœur de la relation entre Diego et Frida, qui unit leur couple en dépit des médiocrités de l’existence : « Aucun mot ne peut décrire l’immense tendresse de Diego pour toutes les choses qui contiennent la beauté, dit Frida. Son amour pour les êtres qui n’ont rien à voir avec la société de classes actuelle, son respect pour ceux-là qu’elle opprime. Il éprouve un sentiment d’adoration spécialement pour les Indiens auxquels il est rattaché par les liens du sang. Ce qu’il aime surtout chez eux, c’est leur élégance et leur beauté, car ils sont la fleur vive de la tradition culturelle de l’Amérique [93] In Raquel Tibol, op. cit., pp. 107–110.
. »
Frida, comme Diego, a inventé le passé indien du Mexique. Chez lui, la rencontre est plus spontanée, plus sensuelle, et chez elle sans doute plus réfléchie, onirique même ; mais c’est cette rencontre qui symbolise leur amour, leur vie commune. Pour Diego, le monde indien, c’est avant tout sa nourrice Antonia, l’Indienne Otomi qui l’a élevé, qui lui a donné le goût de la nature, et qu’il a aimée d’un amour infini, beaucoup plus que sa propre mère [94] Le seul portrait d’Antonia par Diego Rivera figure dans le livre de Leah Brenner, An Artist Grows up in Mexico, New York, 1945.
. Frida a représenté sa nourrice indienne de façon plus imaginative, dans le tableau où elle se montre enfant, suçant le lait d’une géante au masque préhispanique, à la fois effrayant et sublime. Pour Diego comme pour Frida, c’est ce lien charnel avec le monde indien qui donne sens à leur vie, les rattache à la terre mexicaine.
Dès son retour au Mexique, Diego confond la cause indigéniste avec la cause révolutionnaire. Après son voyage initiatique au Yucatán et au Campeche, il s’enflamme pour tout ce qui est « authentiquement américain », et compare le leader Felipe Carrillo Puerto au grand NichiKokoom, le chef suprême des Mayas de Chichén Itzá. La visite du temple des jaguars, orné de peintures murales, est le point de rencontre de l’expression populaire et du sacré du Nouveau Monde. Toute sa technique de la peinture et du dessin est, par la suite, une tentative de restituer le rituel préhispanique de l’art, ses formes, ses méthodes de broyage et de fixation des couleurs, jusqu’aux mouvements et aux symboles des figures.
Il n’est pas le seul ni le premier à choisir le monde indien pour modèle. Avant Diego, il y a eu Hermenegildo Bustos, dont la peinture minutieuse rappelle celle des ex-voto, et Saturnino Herrán qui peint des adolescents indiens dans une pose ambiguë, maniériste. Mais Diego est le premier à exprimer véritablement le monde indien, sa force de vie, son exubérance colorée, son martyre quotidien aussi. Si les fresques de la Preparatoria (commencées en 1922) sont encore très proches de l’Europe de la Renaissance — lourdeur des corps masculinisés, visages tragiques —, c’est dans les fresques du ministère de l’Éducation, à partir de 1923, que Rivera montre ce qu’il recherche dans la réalité indigène : le peuple opprimé porte en lui la révolution, la reconquête de sa liberté, mais aussi les thèmes profonds de la culture mexicaine : la pluie, les travaux des champs, les portefaix courbés, l’obsession de la mort et les rituels de la misa milpera, la communion des travailleurs sous les espèces de la soupe de graines de calebasse et de la tortilla de maïs [95] La cérémonie de la messe fut adoptée spontanément par les populations indiennes au XVI e siècle, particulièrement au Yucatán et sur le haut plateau central. Cette messe, où le maïs (cultivé dans les milpas) symbolisait le dieu jeune identifié au Christ, a survécu jusqu'aux temps modernes, et joua même un rôle dans la guerre des Mayas Cruzoob au Yucatán et au Quintana Roo.
. C’est dans cette réalité que Diego Rivera puise les éléments de sa foi révolutionnaire. Le monde indien, c’est la révolte contre l’ordre bourgeois, contre l’idée de péché imposée par la religion chrétienne, contre l’hypocrisie puritaine et l’asservissement aux forces de l’argent — l’équivalent des photos subversives d’Edward Weston au Mexique —, le pissing Indian de Tepotzotlan — ou de la furia populaire racontée dans la geste de John Reed.
À son retour d’Europe, en 1921, Diego Rivera avait trouvé le Mexique en pleine ébullition culturelle. Pour la première fois, les artistes, les intellectuels se préoccupaient du monde indien, non seulement dans ses réalisations artistiques prestigieuses de Teotihuacán ou de Chichén Itzá, mais aussi dans sa culture populaire et dans la richesse de son folklore. Le mouvement costumbriste, né durant la période coloniale — avec le fameux Periquillo Sarniento de Fernandez de Lizardi —, trouve un terrain propice dans les idées et utopies de l'après-révolution. Diego est un des acteurs déterminants de ce renversement des valeurs, aux côtés d’écrivains comme Anita Brenner ( Idols behind Altars), Martin Luis Guzmán ( L’Aigle et le Serpent), Gregorio López y Fuentes (El Indio) ou Ramón Rubin ( Cuentos de Indios) — des ethnographes et des folkloristes, Riva Palacio, Carlos Basauri, Gamio, et Vicente Mendoza, fondateur de l’Institut d’études folkloriques en 1936 — et la majeure partie des peintres contemporains : Roberto Monténégro, David Alfaro Siqueiros, José Clemente Orozco, Carlos Mérida, le « docteur » Atl, Jean Charlot, Xavier Guerrero, Rufino Tamayo.
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