Diego Rivera a rapporté plus tard à Gladys March les derniers instants qu’il a passés avec Frida.
« La nuit précédente, elle m’avait donné la bague qu’elle avait achetée pour notre vingt-cinquième anniversaire [de mariage], qui devait avoir lieu dans dix-sept jours. Je lui avais demandé pourquoi elle m’en faisait cadeau si tôt, et elle m’avait répondu : “Parce que je sens que je vais te quitter dans peu de temps [124] Diego Rivera, My Art, my Life, op. cit., p. 285.
.” » Sur la dernière page de son Journal, Frida marque, à côté du dessin qui représente l’ange noir de la mort, les mots les plus terribles et les plus durs de sa vie, les mots qui expriment véritablement son caractère sans faille :
« Espero alegre la salida — y espero nunca volver. » (« J’espère que la sortie sera heureuse — et j’espère ne jamais revenir. »)
Frida mourut le 13 juillet, exactement sept jours après avoir accompli quarante-sept ans.
Le lendemain, sous une pluie battante, Diego accompagna Frida couchée dans le cercueil ouvert, vêtue de sa belle chemise blanche de Yalalag, jusqu’au palais des Beaux-Arts où il voulait que lui soit rendu un dernier hommage. Puis le cercueil fut recouvert du drapeau rouge portant l’étoile et l’emblème de la faucille et du marteau, et conduit jusqu’au four crématoire du cimetière civil de Dolores.
Frida est couchée sous le miroir qui lui renvoie son image figée, son visage fermé dans la paix de la mort, son corps fragile paré comme pour une dernière fête, jupe noire et longue chemise blanche de Yalalag — telle sur la dernière photo prise par Lola Alvarez Bravo dans l’après-midi du mardi 13 juillet 1954, où l’on voit Frida étendue sur son lit, entourée de ses objets familiers, le bouquet de roses, les livres de guingois sur l’étagère, les poupées, les photos, avec cette mouche insolente posée sur son bras, comme si tout cela n’était qu’un songe, et qu’elle allât reprendre le souffle, se réveiller, recommencer à vivre. Alors la Maison Bleue entre doucement dans la légende. Dehors, les chiens nus attendent devant la porte fermée, tandis que la pluie fine fait trembler les flaques dans le jardin silencieux.
Les derniers temps, Frida ne sortait plus guère de cette maison, de ce jardin. Elle en avait fait une réplique du monde, à la fois imaginaire et enracinée dans la réalité par les liens de la douleur. Pour elle, la Maison Bleue était comme le temple de l’amour pour Diego, qui devait durer au-delà des vicissitudes de la vie, au-delà de la mort.
Quand Frida est partie, Diego n’est plus retourné à Coyoacán. Il a voulu que la Maison Bleue devienne non un musée — l’idée aurait été assez horrible — mais un sanctuaire, une maison ouverte où chacun pourrait recevoir un peu de cette beauté qui émanait de Frida, qui avait imprégné les murs, les objets familiers, les plantes du jardin.
Tout est immobile ici, arrêté comme dans l’attente du réveil de la niña.
Le lit monumental, effrayant, un carcan pour son corps brisé, et la tendre devise brodée sur l’oreiller :
« Dos corazones felices
(Deux cœurs heureux) ».
Dans la cuisine recouverte de faïences jaune et bleu, la grande table de bois brut, les chaises peintes de Tenancingo, et, au-dessus de l’âtre — jadis le cœur vivant de la maison, où les femmes s’affairaient dans l’odeur âcre du piment rôti et le bruit des mains façonnant les tortillas, au temps des fêtes — les noms de Diego et de Frida écrits sur le mur en cailloux multicolores.
Dans la salle à manger, les objets d’art préhispanique, masques aztèques, pierres polies mixtèques, amulettes phalliques, statuettes du Nayarit en forme d’oiseau ou de femme aux hanches larges et, toujours, l’effigie du crapaud — le saporana, le surnom que Frida avait donné à Diego, son nahual, son image animale.
Dans la maison, tout est silencieux, en suspens. Quand, après la mort de Frida, Dolores Olmedo décida de faire don de la collection de ses tableaux qu’elle avait achetée à la famille Morillo Safa, afin qu’elle demeurât dans la Maison Bleue, Diego en fut ému aux larmes et, pour la remercier, écrivit en dédicace sur une photo : « En souvenir de la plus grande émotion de ma vie [125] Dolores Olmedo, Frida revient à Paris, Paris, février 1992.
. » Les peintures de Diego et de Frida sont mêlées aux objets d’art indiens, aux ex-voto, aux masques et aux Judas du folklore mexicain.
Il y a là le portrait d’Angelica Montserrat, celui de Carmen Mondragón — Nahui Olín, dont Frida s’était moquée au temps de l’amphithéâtre de l’École préparatoire — et cette Jeune Fille peinte en 1929, pour plaire à Rivera, avec sa grâce naïve et la crainte qu’on devine dans son regard d’Indienne. Les dessins à la plume que Frida a tracés sur son lit d’hôpital à Detroit, après avoir perdu son enfant. Le portrait de la famille Kahlo, et les derniers tableaux, tremblés, déjà voilés par la mort qui approche — « il commence à faire nuit dans ma vie », disait Frida [126] À son ami, le romancier Andrés Herrestrosa, avant son amputation, Frida confia que, désormais, sa devise ne serait plus : « Arbre d’espoir, tiens-toi droit », mais : Esta anocheciendo en mi vida. Hayden Herrera, op. cit., p. 416.
—, la libération de l’infirme par la force sacrée du communisme, ou le Viva la vida de 1954, qui montre ces pastèques tranchées, sanglantes et douces comme la vie elle-même.
Au-dehors, dans le jardin, on entend le roucoulement des tourterelles, cette chanson qu’elle écoutait sans se lasser. Entre les arbres, on distingue la pyramide de terre battue que le maçon de Diego avait bâtie pour elle, pour que sur chaque marche puissent prendre place les anciens dieux de pierre. Toutes les plantes qu’elle a aimées sont encore là, les yuccas aux lames aiguisées, les palmes, les filaos, les ahuehuetes, et les arums éblouissants, ces alcatraces que Diego aimait peindre, telle une offrande voluptueuse dans les bras sombres des Indiennes de Xochimilco. Au milieu du jardin, juchée sur le tronc coupé d’un laurier d’Inde, là où Frida l’avait fait mettre, il y a toujours la vieille statue de pierre en forme de hibou, comme un veilleur aux yeux troubles.
On entend les mots d’adieu de Carlos Pellicer, sa lettre pour l’éternité : « Une semaine avant que tu ne partes, tu t’en souviens ? J’étais avec toi, assis sur une chaise, tout près de toi, te racontant des choses, te lisant ces sonnets que j’avais écrits pour toi et que tu aimais, et moi aussi je les aime parce que tu les aimais. L’infirmière t’a fait ta piqûre. C’était dix heures je crois. Tu commençais à t’endormir, et tu m’as fait signe d’approcher. Je t’ai embrassée et j’ai pris ta main droite dans les miennes. Tu t’en souviens ? Ensuite j’ai éteint la lumière. Tu t’es endormie et je suis resté un moment pour veiller sur ton sommeil. Au-dehors, le ciel balayé, inondé, m’a accueilli mystérieusement comme il se doit. Tu m’as paru à bout de forces. Je t’avouerai que j’ai pleuré dans la rue, en partant à la recherche de l’autobus pour rentrer chez moi. Maintenant que tu as enfin trouvé le salut pour toujours, je voudrais te dire, plutôt te répéter, te répéter… Enfin, tu sais bien… Toi, comme un jardin piétiné par une nuit sans ciel. Toi, comme une fenêtre fouettée par la tempête, toi comme un mouchoir traîné dans le sang ; toi, comme un papillon plein de larmes, comme un jour écrasé et rompu ; comme une larme sur une mer de larmes ; araucaria chantant, victorieux, rayon de lumière sur le chemin de tout le monde [127] Cité par Carlos Monsivais, Frida Kahlo, una vida, una obra, op cit., 11.
… »
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