L’accident a été une tragédie, et Frida a enduré les plus terribles souffrances physiques qu’on puisse supporter. Mais c’est après l’accident que le plus difficile reste à accomplir. Elle doit reconquérir son corps, sa liberté, et elle y emploie toute son extraordinaire énergie vitale.
Le retour à la maison de Coyoacán est le commencement du combat. Elle se force à sortir, à revoir ses amis de la Preparatoria. Trois mois après sa sortie de l’hôpital, elle reprend l’autobus jusqu’au centre de Mexico.
La peinture est maintenant au centre de sa vie, sa « raison d’être », comme elle l’a dit d’abord à sa mère. Depuis 1923, elle s’exerce à l’autoportrait, mais son premier grand tableau, c’est le portrait d’elle — à la manière de Botticelli —, dont elle fait don à Alejandro pour essayer de le retenir. Un portrait romantique, figé à la façon des préraphaélites — ou du Mexicain Saturnino Herrán — où elle apparaît dans toute sa fragilité, sur un fond violacé sombre qui fait ressortir la pâleur due à sa souffrance physique. Seuls éléments forts du tableau, qui parlent de sa vraie personnalité, le regard noir qui scrute et brille d’intelligence sous la voûte des sourcils, et la devise sarcastique inscrite au bas du tableau, en allemand (Alejandro doit bientôt partir de l’autre côté des mers) :
Heute ist Immer Noch
(Aujourd’hui dure toujours).
Ces quelques mois d’intense souffrance ont valu des années d’expérience. Frida, à dix-neuf ans, est une femme mûre, décidée. Excentrique, agressive, elle a fait ses choix. Elle aime par-dessus tout son père, si doux, si artiste, et sa sœur Matilde qui a eu le courage de s’enfuir. Elle déteste les conventions bourgeoises, la piété excessive de sa mère, et sa sœur Cristina avec laquelle elle entretient une relation de jalousie maladive.
La séparation d’avec Alejandro est un moment difficile de plus, et elle se sent confirmée dans sa solitude et son désespoir. Mais elle n’est pas fille à se laisser malmener. Elle a compris qu’elle ne guérirait pas de sa solitude. Le 17 septembre 1927, elle écrit encore à Alejandro : « Quand tu reviendras, je ne pourrai rien t’offrir de ce que tu voudrais. Désormais, au lieu d’être enfantine et coquette, je serai absolument enfantine et inutile, ce qui est bien pire… Toute ma vie est en toi, mais je ne pourrai jamais la posséder. »
L’amour semble impossible, mais Frida ne peut se résoudre à l’échec, à l’infirmité. De la douleur elle sort changée, amaigrie, le regard brûlant, encore assombri par la voûte de ses sourcils noirs, la bouche serrée et dure, telle qu’elle apparaît sur la photo prise par son père en février 1926, déguisée en garçon au milieu de ses sœurs et de ses cousins, appuyée sur une canne qui n’est certainement pas là pour servir d’ornement.
Elle est décidée à vivre. Malgré les rechutes, ses séjours cloîtrée dans la chambre de Coyoacán, les corsets et les béquilles, elle se bat contre cette solitude qui l’envahit, qui l’écrase. Elle a vingt ans, toute l’impatience et la fébrilité de la jeunesse bougent dans son corps détruit. Elle lit les journaux, les revues, on parle des événements extraordinaires qui se passent à l’extérieur, la lutte pour le pouvoir entre Obregón et Calles, la menace nord-américaine, la répression des forces populaires — puis l’assassinat d’Obregón, de Francisco Villa, les mouvements étudiants. Elle suit les articles sur la Révolution russe, sur les émeutes populaires à Shanghai.
Les Cachuchas n’étaient pas très intéressés par la politique, et Frida, avant l’accident, ne se souciait guère des idées révolutionnaires. Quand Alejandro est parti pour l’Allemagne, elle l’a plaisanté : « Là-bas, aux bains, ne flirte pas trop avec les filles… surtout pas en France, en Italie, et absolument pas en Russie où il y a beaucoup de petites communistes… » (2 août 1927).
Durant ses longs mois de convalescence, quand elle ne peint pas et n’écrit pas à ses amis, pour tromper son ennui, Frida se plonge dans la lecture. Elle lit des romans de Juan Gabriel Borkman, la poésie d’Elías Nandino ou bien les articles traduits d’Alexandre Kerenski, sur la Révolution russe. L’ex-leader des forces d’insurrection, éliminé par Lénine, vient d’arriver aux États-Unis et son témoignage sur la Révolution russe est loin d’être conforme aux idéaux communistes. Pourtant, en janvier 1928, sous l’influence de Germán de Campo, un ancien élève de la Preparatoria, Frida entre dans le petit groupe d’intellectuels sympathisants des communistes. Il y a là Julio Antonio Mella, réfugié cubain, et le peintre mexicain Xavier Guerrero — amant officieux de la photographe italienne Tina Modotti. Tina est militante, jeune, d’une beauté romantique qui fascine Frida. Elle a été repoussée de pays en pays, et a trouvé un havre à Mexico. Grâce à la révolution, le Mexique joue alors un rôle de protecteur et de rassembleur des réfugiés politiques dans cette région du monde, « un véritable foyer ouvert et accueillant pour tous les Latino-Américains » ainsi que le note l’historien Daniel Cosío Villegas.
C’est le prestige de la révolution qui a attiré Tina Modotti et Julio Antonio Mella à Mexico. Les troubles qui ont suivi l’assassinat d’Alvaro Obregón au restaurant « La Bombilla », à San Angel (non loin de la maison des Kahlo), la prise de pouvoir par les forces du général Plutarco Elias Calles et l’exécution de Francisco Villa accentuent le bouillonnement des idées. Frida est naturellement attirée par ces figures extraordinaires, par Tina Modotti surtout, si jeune et si belle, artiste de surcroît, et qui s’est consacrée tout entière à la révolution. Sans compter que, chez elle, vient quelquefois Diego Rivera, et Frida sait maintenant que c’est lui qui va entrer dans sa vie.
La petite fille insolente et moqueuse qui avait affronté la jalousie de Lupe Marín est devenue une jeune femme au regard ardent et décidé, au visage rendu grave par la marque de la douleur. L’étrangeté de son visage presque asiatique, soulignée par sa coiffure qui divise ses cheveux très noirs, et la sobriété de ses vêtements font battre aussitôt le cœur de Diego Rivera. Mais c’est par la peinture, encore et toujours, qu’elle entre vraiment dans sa vie.
Dans sa Ballade de la Révolution prolétarienne peinte sur les murs au troisième étage du ministère de l’Éducation à la demande de Vasconcelos, Diego la représente au centre, vêtue d’une chemise rouge, distribuant des fusils et des baïonnettes aux ouvriers communistes, aux côtés de Tina Modotti et de Julio Mella. Et déjà Frida et Diego s’affrontent, comme ils le feront tout au long de leur vie amoureuse. Diego se moque de Frida, lui dit qu’elle a une tête de chien ; et Frida, sans se démonter, lui répond : « Et toi, tu as une tête de crapaud. »
L’amour a déjà commencé.
L’AMOUR AU TEMPS DE LA RÉVOLUTION
À la fin des années 20, la ville de Mexico n’est pas encore cette métropole monstrueuse de la modernité, sinistrée par la pauvreté, asphyxiée par les usines et la circulation automobile, sorte d’enfer du futur où la destruction fait office de fatalité. C’est une capitale tropicale où l’on respire l’air le plus pur du monde, « la zone la plus transparente de l’air », écrit Carlos Fuentes, où se dressent, au bout des grandes rues centrales, les cimes enneigées des volcans, où les patios intérieurs des anciens hôtels espagnols bruissent de fontaines, de musique, du froufrou léger des colibris. Où chaque soir, sur l’Alameda, se promènent les couples d’amoureux, et les rondes de jeunes filles à robes longues et à cheveux enrubannés.
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