Frida est alors bien loin encore de s’abandonner entièrement à la foi communiste, comme elle le fera dans les années 50. Ce qui l’attire, c’est une certaine image d’elle-même, une image rêvée qui lui permet d’échapper à la souffrance et à la solitude : l’inquiétude de l’amour qu’elle lit dans les yeux de Tina Modotti, la beauté grave et sensuelle du visage et du corps dévoilé sans pudeur par les photographies de Weston, et l’ardeur avec laquelle la jeune révolutionnaire met son art au service de la cause du peuple. Les photos de Tina sont les symboles mêmes de sa vie ardente et libre : photos de femmes, de mains, de visages marqués par la dureté de la vie, ou encore cet extraordinaire portrait d’une Mexicaine portant le drapeau de la Révolution, qui devient l’emblème du futur.
Ce qui motive avant tout Frida, c’est que Diego est au centre du groupe d’artistes et d’étudiants qui se rencontrent chez Tina. Diego le séducteur, le dévoreur de femmes, est attiré par la beauté de la jeune Italienne, par sa vie aventureuse. Chez Tina, Frida se retrouve tout à coup à côté de Diego, elle lui parle, elle appuie sur lui son regard sombre et brillant, elle le force à la regarder. Elle est seule, désespérée, si jeune, et d’une beauté si troublante qu’on ne peut l’oublier. Tout à coup la voici au cœur le plus palpitant de la ville, au centre même où est en train de naître le monde nouveau. La révolution est bien comme la naissance de l’amour. Tout peut arriver.
Tout arrive, en effet Diego est très attiré par Frida, séduit par l’amour qu’elle porte dans ses yeux, par l’admiration qu’elle lui témoigne. Elle ne ressemble à aucune des femmes que Diego a connues. Elle n’a pas l’angélisme tranquille d’Angelina, ni l’ambition et la névrose de Marievna. Elle ne montre pas l’appétit sensuel de Lupe, cette sorte d’instinct de possession qui fait si peur à Diego et lui rappelle la passion abusive de sa propre mère. Elle est d’une jeunesse et d’une fraîcheur d’esprit qui éblouissent cet homme déjà mûr qui a connu tant d’événements et tant de femmes. L’ogre, devant elle, se fait un peu Pygmalion. Elle le trouble par son innocence, elle l’amuse par sa fantaisie juvénile, et elle l’émeut par le savoir instinctif qu’elle a acquis dans la douleur. Lupe Marín, qui l’a détestée d’instinct dès qu’elle l’a vue — « cette petite », qui l’a défiée dans l’amphithéâtre Bolívar —, est choquée par la familiarité avec laquelle Frida traite le génie, cette moquerie adolescente qu’elle a gardée du temps des « Cachuchas ».
La première fois que Diego se rend à Coyoacán, dans la maison des Kahlo, comme un collégien amoureux, Frida l’accueille perchée en haut d’un arbre, sifflant l’ Internationale.
Mais la provocation est un masque qui cache l’immense angoisse de Frida, son besoin extrême de communiquer, d’être reconnue. Quand elle se présente à Diego, ce n’est pas comme une jeune femme admirative, mais comme une ouvrière, comme quelqu’un qui entend jouer un rôle, qui veut faire quelque chose de sa vie, qui peint des tableaux. « Je ne veux pas de compliments, dit-elle à Diego. Je veux les critiques d’un homme sérieux. Je ne suis ni amateur d’art, ni connaisseur. Je suis tout simplement une fille qui a besoin de travailler pour vivre [20] Diego Rivera, op. cit., p. 170.
. » Elle dit : une fille qui a besoin de travailler, parce qu’elle sait que c’est sa seule chance de survie, cette peinture-miroir où elle puise son aliment, sa substance. Pour Diego, en revanche, la peinture est sans nul doute un moyen de conquérir le monde, de séduire, de toucher, de prendre.
Quand elle invite Diego à venir chez elle voir ses tableaux, Frida tremble intérieurement sous les dehors de la fanfaronnade. Ce qu’elle a peint en 1927, 1928, 1929, les dessins, le portrait d’Alicia Galant, de sa sœur Cristina, d’Adriana, ce ne sont pas vraiment des tableaux, c’est l’interrogation qu’elle lance aux autres, la seule question qui vaille, la question de sa propre existence.
Et, tout à coup, Diego comprend. Cette frêle fille, sous ses apparences fantasques et son faux air d’enfant mal grandie, est une véritable artiste, c’est-à-dire qu’elle est habitée, comme lui, par un démon mystérieux, qui agit en elle et la pousse vers la peinture. Pour lui, c’est extraordinaire, et il ne sait pas encore à quel point c’est définitif. Il regarde sa peinture et ce qu’il voit, « sa chambre, sa présence étincelante le remplissent d’une joie merveilleuse [21] Diego Rivera, op. cit., p. 172.
».
Il a déjà connu beaucoup de femmes peintres. Maria Gutiérrez Blanchard, qu’il a rencontrée en Espagne et grâce à qui il a connu Angelina Beloff. Puis Marievna. Mais c’est la première fois qu’il rencontre une femme avec qui il se sente à ce point en harmonie, pour qui la peinture est une telle urgence. Elle est si jeune. Elle peint à l’évidence sous son influence, avec les mêmes couleurs éclatantes, les mêmes figures vues légèrement de biais, comme surprises par l’objectif d’un photographe ambulant, et la même puissance charnelle. Et, en même temps, il y a une insistance, une intériorité qui n’appartiennent qu’à elle. Diego, à cet instant, éprouve pour elle un sentiment inexplicable qu’aucune femme n’a jamais fait naître en lui, un étonnement mêlé de désir, une admiration, un respect qui ne s’éteindront jamais.
Lui, l’ogre, le menteur, le géant de la peinture moderne, qui a vécu déjà deux vies, qui raconte la retraite de Russie de Napoléon 1er comme s’il y avait été, qui a vu la révolution et la guerre, qui a rencontré Picasso, Rodin, Modigliani, le voici tout à coup amoureux d’une jeune fille qui n’a jamais rien connu d’autre que la vie à Coyoacán et l’École préparatoire, qui ne peint que les amis qui l’entourent et sa propre image suspendue au ciel de son lit.
Elle le prend par la main, lui fait visiter la maison de ses parents, parle et rit comme s’ils se connaissaient depuis toujours.
Diego joue parfaitement son rôle de fiancé officiel — Frida avait voulu cette cour traditionnelle depuis les années de collège, quand elle avait souhaité faire d’Alejandro Gómez Arias son fiancé. Il visite les Kahlo, parle avec le père de Frida, qui le met en garde avec son humour noir habituel : « C’est un démon occulte ! »
Diego est si amoureux qu’il accepte de jouer cette comédie assez vaudevillesque où les parents d’une fille sans dot (et même avec dettes) acceptent avec réticence un parti intéressant. « Mes parents, écrira plus tard Frida, n’étaient pas d’accord parce que Diego était communiste, et parce que, disaient-ils, il ressemblait à un gras gras Brueghel. Ils disaient que ça serait comme le mariage d’un éléphant avec une colombe. » Malgré les objections de Matilde Kahlo sur l’âge et les mœurs dissolues du peintre, et sur ses divorces successifs, la volonté de Frida est sans discussion — d’autant moins qu’à vingt-deux ans, elle est légalement libre et que le souvenir de la fugue de Matilde hante encore la maison trop vide. Guillermo Kahlo finit par donner son accord, toujours avec le même humour grinçant qui subjuguait sa fille : « Prenez note, dit-il à Diego Rivera, que ma fille est une malade, et qu’elle le restera toute sa vie. Elle est intelligente, mais pas jolie. Si vous voulez, réfléchissez bien, et si vous avez encore envie de vous marier, je vous donnerai ma permission [22] In Hayden Herrera, op. cit ., p. 99.
. »
Le mariage a lieu à Coyoacán le 21 août 1929. Frida, en guise de robe de mariée, s’habille en Indienne, en empruntant à la bonne de ses parents les jupes à volants à pois, la blouse et le long rebozo. Diego, lui, s’habille « à l’américaine » — ainsi que le décrit le journaliste de La Prensa qui rapporte l’événement —, c’est-à-dire en pantalon et veste gris, chemise blanche, et son gigantesque chapeau texan à la main. L’union est célébrée à l’hôtel de ville de Coyoacán par le maire, un débitant de pulque. Les témoins sont, pour Diego, son coiffeur, nommé Panchito, et, pour Frida, le docteur Coronado, ami de la famille, et le juge Mondragón, un camarade d’études de Diego. Dans ses souvenirs, Diego Rivera raconte qu’au beau milieu de la cérémonie, don Guillermo Kahlo se leva et déclara : « Messieurs, est-ce que tout ceci ne ressemble pas à une comédie ? »
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