Un événement terrible va changer tout le cours de la vie de Frida et l’enfermer à jamais dans la solitude et la malédiction de la douleur, où l’art deviendra sa seule issue.
Le 17 septembre 1925 (elle est alors âgée d’un peu moins de dix-huit ans), Frida monte avec Alejandro dans un de ces nouveaux autobus qui commencent à sillonner la capitale de la place centrale du Zócalo jusqu’à Coyoacán, et qui ont la faveur du public parce qu’ils vont beaucoup plus vite que les tramways. À l’angle de la rue Cinco de Mayo et de Cuauhtemotzin, vers le marché de San Juan, l’autobus est pris en écharpe par un tramway.
Frida a raconté plus tard comment elle a vécu l’accident : « C’est juste après que nous sommes montés dans l’autobus que la collision s’est produite. Avant, nous avions pris un autre autobus, mais comme j’avais perdu une ombrelle, nous sommes descendus pour la chercher, et, pour cette raison, nous sommes montés dans cet autre autobus qui m’a mise en morceaux. L’accident a eu lieu à un coin de rue, exactement en face du marché San Juán. Le tramway allait lentement, mais le chauffeur de notre autobus était jeune et très impatient. Le tramway, en tournant, a coincé l’autobus contre le mur.
« J’étais alors une jeune fille intelligente mais sans expérience, malgré la liberté que j’avais acquise. Peut-être à cause de cela, je n’ai pas compris la situation, je ne me suis pas rendu compte du genre de blessures que j’avais subies. La première chose à laquelle j’ai pensé, ç’a été à un joli bilboquet multicolore que j’avais acheté ce jour-là et que je transportais avec moi. J’ai essayé de le retrouver, croyant que cet accident serait sans grandes conséquences.
« Ce n’est pas vrai qu’on se rende compte du choc, ce n’est pas vrai qu’on pleure. Je n’ai pas eu de larmes. Le choc nous a projetés en avant, et une des rampes du bus m’a traversée comme l’épée traverse un taureau. Un passant, voyant que j’avais une terrible hémorragie, m’a portée et m’a déposée sur une table de billard où la Croix-Rouge s’est occupée de moi.
« C’est comme cela que j’ai perdu ma virginité. Mon rein était endommagé, je ne pouvais plus uriner, mais ce qui me faisait le plus souffrir, c’était la colonne vertébrale. Personne n’avait l’air de s’inquiéter. Et puis, on ne faisait pas de radios. Je me suis assise comme j’ai pu et j’ai dit aux gens de la Croix-Rouge d’appeler ma famille. Matilde apprit la nouvelle par les journaux et fut la première à venir me voir ; elle ne m’abandonna pas pendant trois mois, jour et nuit à mes côtés. Ma mère ne se manifesta pas pendant un mois, à cause du choc, et ne vint pas me voir. Quand ma sœur Adriana apprit la nouvelle, elle s’évanouit. Et mon père en fut si attristé qu’il en tomba malade et je ne pus le voir que vingt jours après [15] In Raquel Tibol, Frida Kahlo, una vida abierta, Mexico, 1983, p. 40.
. »
Le résultat de l’accident est terrifiant, et la plupart des médecins qui examinent Frida sont stupéfaits qu’elle soit encore en vie : sa colonne vertébrale est brisée en trois endroits dans la région lombaire ; le col du fémur est rompu, ainsi que les côtes ; sur sa jambe gauche, il y a onze fractures, et son pied droit est écrasé et disloqué ; son épaule gauche est démise, l’os pelvien brisé en trois. La rampe d’acier du bus lui a transpercé le ventre, pénétrant par le flanc gauche et ressortant par le vagin.
Mais la résistance de Frida, sa vitalité sont exceptionnelles. Elle survit à l’accident et au désespoir qui s’ensuit. Les souffrances qu’elle endure à l’hôpital sont insupportables :
« J’ai mal, tu ne peux pas savoir à quel point, écrit-elle à Alejandro un mois après, et chaque fois qu’on me tire sur mon lit, je verse des litres de larmes, mais, bien sûr, comme on dit, aux cris des chiens et aux larmes des femmes il ne faut pas se fier. »
Dans la moquerie et l’humour noir, Frida trouve l’incroyable énergie de surmonter le désespoir et la douleur. Elle écrit, elle lit, elle plaisante interminablement avec Matilde. Elle apprend le sens de l’expression mexicaine aguantar, « supporter la douleur ». 5 décembre 1925 : « La seule bonne chose, c’est que, maintenant, je commence à m’habituer à souffrir. »
Sortie de l’hôpital de la Croix-Rouge, elle retrouve la maison de Coyoacán où elle doit rester clouée au lit. Alors elle décide de peindre. C’est de sa souffrance et de sa solitude que naît cette volonté. À sa mère, elle annonce sa décision : « Je ne suis pas morte et, de plus, j’ai une raison de vivre. Cette raison, c’est la peinture. » Sa mère fait construire une sorte de baldaquin au-dessus de sa couche et, en guise de ciel de lit, elle fait monter un grand miroir pour que la jeune fille puisse se voir et devenir son propre modèle. C’est ce lit et ce miroir qui accompagneront Frida dans toute son œuvre, comme une autre façon de passer à travers le « O » de Pinzón, par la porte dessinée sur la buée du carreau, et de retrouver l’autre Frida, celle qui danse toujours, si gaie et si légère, et qui partage ses secrets.
Désormais, la peinture, l’humour noir, la solitude composent la destinée de cette jeune fille auparavant si fantasque et si moqueuse, et qui rêvait de devenir « une navigatrice, ou une grande voyageuse ». Solitude d’autant plus profonde qu’Alejandro, son fiancé, l’a quittée pour aller étudier en Allemagne, si loin que les lettres mettent des mois. L’exil d’Alejandro n’est pas fortuit : ses parents voient d’un mauvais œil sa relation avec une jeune fille aussi dévergondée, insolente, et qui, de surcroît, est en train de devenir infirme.
Maintenant, Frida a pu mesurer la gravité de l’accident qui l’a éventrée : elle sait qu’elle ne pourra jamais avoir d’enfant, les médecins le lui ont dit. En 1926, elle rédige un faire-part plein d’une sombre dérision :
LEONARDO
est né à la Croix-Rouge en l’an de grâce
1925, le mois de septembre, et fut baptisé
dans la ville de Coyoacán l’année suivante.
Sa mère fut
Frida Kahlo,
Isabel Campos
et Alejandro Gómez Arias
ses parrains.
Désormais, elle doit combattre seule le cauchemar de sa destinée brisée. Parfois, elle succombe au désespoir. À Alicia Gómez Arias (sœur d’Alejandro), elle écrit, le 30 mars 1927 : « Je vous en prie, ne m’en veuillez pas si je ne vous invite pas à venir chez moi, mais d’abord je ne suis pas sûre qu’Alejandro serait d’accord, et ensuite vous ne pouvez pas vous imaginer comme cette maison est horrible, et comme j’aurais honte que vous veniez ici, mais je voulais vous assurer que, bien au contraire, j’en aurais grande envie… » Et le 6 avril : « Si cela continue comme cela pour moi, il vaudrait mieux qu’on m’élimine de la planète… » Et à Alejandro, le 25 : « Hier je me sentais si mal et si triste, tu ne peux pas imaginer le désespoir qu’on éprouve à être malade ainsi, je sens un malaise terrible que je ne peux expliquer, et en plus, quelquefois une douleur que rien ne peut calmer […]. Oui, c’est moi, moi toute seule et personne d’autre qui souffre et me désespère et tout et tout. Je ne peux pas écrire longtemps, parce que c’est à peine si j’arrive à me pencher en avant, je ne peux pas marcher parce que la jambe me fait horriblement mal, lire me fatigue — je n’ai de toute façon rien d’intéressant à lire —, je n’ai rien d’autre à faire que pleurer et parfois, même ça, je n’en ai pas la force… Tu ne peux pas imaginer à quel point les quatre murs de ma chambre me désespèrent. C’est tout ! Je ne peux pas t’en dire davantage sur mon désespoir [16] lu Raquel Tibol, op. cit., p. 45.
… »
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