À midi, un flic m’avait conduit dans une autre salle pour m’y faire subir une énième audition. Deux hommes en costume étaient assis à un bureau, au fond de la pièce. Ils préparaient un compte rendu destiné à la presse et ne semblaient nullement se préoccuper de ma présence.
J’avais tendu l’oreille et capté l’essentiel du message, ce qui m’avait en partie rasséréné.
Ce mercredi 31 août, à 22 h 43, la police belge a intercepté un échange téléphonique entre monsieur Juan Tipo et monsieur Roberto Zagatto. Durant cette conversation, des menaces de mort ont été proférées à l’encontre d’une journaliste française. Monsieur Zagatto, qui se trouvait alors à Londres, a pris son véhicule et s’est rendu à Folkestone où il est arrivé à 0 h 45. Il a pris un ferry à 1 h 08 et a débarqué à Calais à 2 h 43. Alertés par la police belge, nos services l’ont pris en filature et l’ont suivi jusqu’à Paris où il est arrivé à 5 h 15. Il s’est rendu au domicile de la journaliste française en question et a forcé sa porte. Nous sommes intervenus en bonne intelligence avec nos collègues belges. Lors de son interpellation, monsieur Zagatto était armé. Parallèlement à cette arrestation, monsieur Tipo a été appréhendé à Eindhoven. Cette opération entre dans le cadre de l’enquête en cours sur le meurtre de mademoiselle Nolwenn Blackwell, survenu il y a dix jours à Bruxelles. Les deux suspects sont en aveux. Nous vous donnerons plus de détails dans un prochain bulletin.
Je m’étais senti mieux. Je ne faisais pas partie des acteurs principaux, ce qui ne signifiait pas pour autant qu’ils m’avaient mis hors de cause.
L’après-midi avait été harassante.
J’avais subi interrogatoire sur interrogatoire. Trois policiers m’avaient pris en charge. Une nouvelle fois, j’avais dû leur raconter le fil des événements depuis l’entrée de Nolwenn dans mon bureau jusqu’à l’irruption de Zagatto dans l’appartement de Christelle Beauchamp.
Sans cesse, ils m’interrompaient pour revenir sur mes déclarations et me poser des questions sur des points de détail. Quand j’en avais terminé, ils me laissaient souffler cinq minutes, puis me faisaient tout rembobiner pour reprendre à zéro.
À ce jeu-là, j’avais fini par confondre des lieux, des heures ou des données accessoires telles que la marque de la voiture que j’avais louée, les circonstances de ma rencontre avec Jean-René Lazare ou la description physique de Rachid.
Ils se faisaient alors une joie de souligner l’inexactitude de mes propos et me faisaient tout recommencer.
À bout, n’écoutant que ma lâcheté, j’avais tout avoué : ma nuit de stupre avec Nolwenn, ma rupture avec Caroline, mon compte en banque suisse, les faux seins de madame Witmeur, mon cambriolage chez Block, mes tribulations nord-africaines avec Christelle Beauchamp, mes faux papiers, ma rencontre avec Lapierre, ma traversée de la frontière en baudets passeurs de drogue et tout le reste.
Seuls le colis que j’avais été chargé de déposer pour Rachid et l’étreinte malheureuse avec ma compagne d’aventure avaient été passés sous silence.
Vers dix-sept heures, j’avais eu droit à un sandwich.
Une heure plus tard, Witmeur avait fait sa réapparition alors que j’attendais dans le couloir, assis sur mon banc. D’un ton sec, il m’avait informé qu’il me ramènerait à Bruxelles en début de soirée.
Il était aussitôt reparti pour ne revenir qu’à vingt heures et m’ordonner de le suivre. Il m’avait fait monter dans sa voiture sans me donner d’explications et avait pris la direction de la Belgique.
Cela faisait deux heures qu’il roulait sans respecter les limitations de vitesse.
Mon silence prolongé n’ayant eu aucune prise sur lui, je pris l’initiative de l’interpeller lorsque nous passâmes la frontière.
— Depuis quand saviez-vous ?
Ma voix avait vibré dans l’habitacle. Je pris conscience que mes oreilles bourdonnaient.
Il me lança un bref coup d’œil sans détourner la tête.
— Depuis quand je savais quoi ? Que vous étiez incapable de tirer un coup de feu ? Depuis la première minute.
Sa réponse ne me surprit qu’à moitié.
— Dans ce cas, pourquoi vous êtes-vous acharné sur moi ?
Il grimaça un sourire.
— Comme vous sembliez vouloir vous mêler de cette affaire, je me suis dit que vous feriez un enquêteur freelance acceptable.
— Je suis sûr que ce n’est pas la seule raison.
— C’est exact. Nous avons un contentieux, non ?
Je compris soudain la raison de ce transfert en seul à seul. Il avait demandé à ses hommes de rentrer en train pour pouvoir régler ses comptes avec moi.
Comme beaucoup, il n’avait pas fait le deuil de son divorce et la quote-part que j’avais exigée pour l’intervention chirurgicale de sa femme ne l’avait pas aidé à passer le cap.
Je l’observai à la dérobée. Ses cheveux gras, ses traits avachis, ses vêtements bas de gamme, sa posture de faux dur.
Je ne sais ce qui se produisit.
Pour la première fois, je le vis autrement. Je n’avais plus à mes côtés un flic revanchard, mais un homme meurtri. Un homme blessé dans sa chair et dans son amour-propre.
J’imaginai l’espace d’un instant les gauloiseries qui devaient circuler dans son dos, les rires gras, les quolibets, la surenchère des confrères. Je compris la honte qu’il devait éprouver au quotidien.
Je me souvins d’une citation que l’un de mes clients avait prononcée.
La honte est dans l’offense, non dans l’excuse.
Sans me prévenir, lors d’une rencontre avec la partie adverse, il s’était excusé auprès de sa femme. Il avait dressé la liste des erreurs qu’il avait commises, sans chercher à se justifier ou à se donner bonne conscience.
Sa femme était restée muette d’étonnement.
Elle s’était levée et l’avait pris dans ses bras.
La procédure de divorce s’était arrêtée là.
Depuis ce jour, je reste convaincu qu’une partie des conflits conjugaux pourrait se régler sans heurts si les deux parties acceptaient de reconnaître leurs torts respectifs au lieu de s’enferrer dans une logique d’affrontement.
J’inspirai et m’éclaircis la voix.
— Je suis désolé, monsieur Witmeur.
Cette fois, il tourna la tête et me dévisagea.
— Vous êtes désolé ? De quoi ?
— Je suis désolé d’avoir privilégié ma gloriole personnelle et ma soif de reconnaissance. Je suis désolé de vous avoir humilié, de ne pas avoir tenu compte de votre sensibilité. J’ai été con et arrogant et je vous prie de bien vouloir accepter mes excuses.
Il me dévisagea une nouvelle fois et vit que j’étais sincère. Il cligna plusieurs fois des yeux, reporta son attention sur la route et se mura dans le silence.
Quelques kilomètres plus loin, il emprunta une bretelle de sortie.
Je tentai de nous localiser.
Nous étions à hauteur de Mons. La jauge d’essence n’émettait pas de signal de détresse et je n’avais pas manifesté le désir de satisfaire un besoin naturel.
Il poursuivit à faible allure vers l’entrée de la ville en jetant de fréquents coups d’œil à droite et à gauche, comme s’il cherchait un endroit propice.
Après une centaine de mètres, il immobilisa le véhicule et m’apostropha.
— Descendez, Tonnon, on va régler ça entre hommes.
41
DEUX HOMMES DANS LA VILLE
Il me défia du menton.
— Tu en veux encore une ?
— Pourquoi pas ? Une petite dernière, alors, pour la route.
Il fit signe au tenancier.
— Deux Bush.
Dans un premier temps, j’avais cru qu’il allait m’emmener dans un terrain vague pour solder notre différend aux poings. À mon grand soulagement, j’avais compris en sortant de la voiture qu’il concevait le règlement de comptes entre hommes d’une tout autre manière.
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