Elle ne m’avait plus adressé la parole depuis le décollage à Alger. La réponse énigmatique que j’avais donnée à sa question l’avait manifestement refroidie.
Je m’étais abstenu de relancer, elle d’insister.
Nous récupérâmes nos bagages sans un mot et prîmes la direction de la sortie.
Ce mutisme réciproque me convenait. Je ne souhaitais pas qu’elle me bombarde de questions ou me presse de lui soumettre le projet que j’avais en tête, d’autant que je n’avais ni réponse ni stratégie à proposer, mais seulement une vague idée à exploiter.
J’avais mis à profit les deux heures de vol pour me creuser les méninges et concocter un semblant de plan. Elle m’avait guetté du coin de l’œil pendant que je rédigeais la chronologie et le minutage présumé de l’opération sur mon iPad, sans pour autant s’abaisser à me demander de quoi il retournait.
Nous sortîmes du terminal et je hélai un taxi.
Il faisait vingt-cinq degrés, mais la température me parut fraîche.
Je me tournai vers elle.
— Où habitez-vous ?
Ce fut plus qu’elle ne put en supporter.
Elle maugréa.
— Quand vous aurez fini avec vos cachotteries, vous me ferez signe.
— Ayez encore un peu de patience, je vous expliquerai tout en détail chez vous. Où habitez-vous ?
— Dans le quinzième, mais il est hors de question que vous veniez chez moi. Sur Paris, neuf hôtels sur dix ne vous demanderont aucun papier.
Je souris intérieurement. La mollesse de son objection indiquait que j’avais pris l’ascendant.
— Ce n’est pas pour une question de discrétion, mais pour la bonne exécution de notre plan. Rassurez-vous, je ne resterai pas une minute de plus que nécessaire et je ne boirai pas une goutte d’alcool.
Ma provocation délibérée resta sans retour, ce qui conforta ma thèse. L’avantage que j’avais acquis ne serait toutefois que de courte durée. Dès que je lui aurais fait part de mes déductions, la harpie qui sommeillait en elle reviendrait à la charge.
La circulation sur le périphérique était fluide. Le taxi nous déposa rue Falguière une heure plus tard. Christelle Beauchamp habitait dans un immeuble de coin situé au-dessus d’une brasserie appelée Le Grillon.
L’appartement était à son image, faussement bohème et vraiment chaotique. L’ancien voisinait avec le contemporain sans recherche apparente : les tentures venaient de Katmandou, un canapé en cuir noir squattait le salon, des affiches de cinéma des années cinquante tenaient lieu de décoration murale et un Mac 27 pouces trônait sur un bureau Louis XV.
L’ensemble était d’un goût discutable.
Je tentai de détendre l’atmosphère.
— C’est joli chez vous.
— Ne vous fatiguez pas.
— Je le pense vraiment.
Elle posa sa valise, jeta son sac sur une chaise et s’affala dans le canapé.
— Alors ? Qu’est-ce qu’on fait ?
— Le succès de la première partie du scénario est entre vos mains. Vous êtes journaliste, vous connaissez du monde. Pour vous, ce devrait être un jeu d’enfant. Il faudrait que vous trouviez le numéro de portable de Juan Tipo.
Je m’attendais à une explosion de colère, à un flot de questions, à une salve d’objections. Elle acquiesça.
— Ce devrait être possible. Ensuite ?
— Je vais appeler un ami avocat. Commençons par cela. Si nous obtenons tous deux ce que nous voulons, nous passerons au deuxième acte. Puis-je utiliser votre ligne fixe ?
— Allez-y.
Elle prit son téléphone portable dans son sac et sortit de la pièce en composant un numéro.
À mon tour, j’appelai Patrick.
Comme je m’y attendais, il ne répondit pas. Le numéro que j’utilisais n’était pas identifié dans ses contacts.
Je lui laissai un message explicite.
— Patrick, c’est moi, Hugues, rappelle-moi au plus vite à ce numéro, merci.
Il me fallut attendre moins d’une minute.
— Hugues ? Je n’ai plus de nouvelles de toi depuis une semaine. Qu’est-ce que tu fous ? C’est quoi ce numéro ? Tu es en France ?
— Calme-toi, je t’expliquerai l’affaire en détail, mais j’ai besoin d’une information de toute urgence.
— Tu es chez les flics ?
— Non, tout va bien, je suis chez une amie.
— Les poulets te cherchent partout, tu t’es foutu dans un sale pétrin.
— Nous en reparlerons plus tard. Pour l’instant, j’ai besoin d’un renseignement.
— Je t’écoute.
— Combien de temps faudrait-il à la police belge pour obtenir l’autorisation de mettre une ligne sur écoute, sachant que le téléphone est un mobile et que l’opérateur est probablement hollandais ? Question subsidiaire, quel serait le délai s’ils décidaient de le faire sans autorisation ?
Il soupira.
— Je ne sais pas dans quoi tu t’es fourré, mais je vais te répondre. Pour l’opérateur, ça ne pose pas de problème, ils ont des accords entre eux. Pour la procédure, impossible de passer au-dessus, cela se fait dans des locaux de la PJF réservés à cet effet. Un secrétariat gère la demande, ce qu’ils appellent le réquisitoire Jl, pour donner accès à un box d’écoute. En moyenne, je dirais deux heures.
— Merci, Patrick, je te rappellerai. Je vais bientôt rentrer en Belgique et j’aurai besoin de toi.
Je coupai la communication avant qu’il ne parte dans un interrogatoire sans fin.
Je consultai ma montre.
20 h 12.
Je fis le tour du salon et me rendis dans la cuisine. Un monumental frigo américain rouge vif bardé de magnets monopolisait l’espace. Quelques photos de la propriétaire des lieux en compagnie de ce que je présumai être sa fille étaient punaisées sur un pêle-mêle en liège.
Je poussai l’audace jusqu’à ouvrir le frigo et me servis un verre de Perrier qui se révéla plat et sans goût.
Elle fit son apparition alors que je vidais le contenu de mon verre dans l’évier.
— Je l’ai.
Elle dissimulait sa satisfaction avec peine.
— Bravo ! Quel est le préfixe ?
— 31.
— J’en étais sûr.
Je jetai un coup d’œil à l’horloge murale.
20 h 32.
Je pris mon téléphone portable et composai le numéro de Witmeur. Il décrocha avant la fin de la première sonnerie.
Fidèle à lui-même, il commença par un poncif du genre.
— Vous voulez jouer au chat et à la souris avec moi, mon vieux ?
J’inspirai une grande goulée d’air avant de lancer ma tirade.
— Écoutez-moi attentivement. Vous voulez mettre la main sur les vrais coupables ? Je vous les offre. Mettez le numéro suivant sur écoute et vous en saurez bientôt plus que moi. Notez : 31-6-3456.7653. Ne me demandez pas de répéter, je sais que cette conversation est enregistrée. Bonsoir, mon vieux.
Je raccrochai, pantelant.
Christelle Beauchamp me dévisageait, mi-interrogative, mi-admirative.
Elle leva les sourcils.
— Pas mal.
Notre différend s’accordait une courte pause.
La fébrilité et l’excitation prenaient le dessus sur son ressentiment. La perspective de signer un beau papier ou de faire parler d’elle n’y était certainement pas étrangère.
— Merci. Espérons qu’il me prenne au sérieux.
— S’il ne vous rappelle pas dans la minute, c’est qu’il vous prend au sérieux.
— Croisons les doigts.
— Mais pourquoi Tipo ? Vous m’avez dit ce matin qu’il avait un alibi en béton armé.
— Justement. Un alibi un peu trop beau. Selon vous, que fait un homme normalement constitué après avoir disputé un match de football, être allé dîner dans un restaurant huppé, avoir eu des relations sexuelles et être rentré à son hôtel à deux heures du matin ?
Читать дальше