Elle fit mine de réfléchir.
— Il va dormir ?
— Pas Juan Tipo. Il reste une demi-heure dans sa chambre puis redescend au bar et y campe jusqu’à l’aube.
— Pour être sûr qu’on l’y voie ?
— Exactement. Et avoir un alibi en béton armé.
— C’est quoi votre scénario, alors ?
— Juan Tipo est allé chez Shirley Kuyper, c’est une certitude. Il avait peut-être un peu trop bu et lui a parlé du match truqué pendant leurs ébats. C’est un footballeur, pas un génie. De plus, il arrive que l’on commette des erreurs quand on est en état d’ébriété.
Elle leva une main en signe de protestation.
— C’est bon, n’en rajoutez pas.
J’enchaînai pour éviter une nouvelle scène.
— Variante, Tipo connaissait le résultat d’un des matches qui n’avaient pas encore été joués et a demandé à Kuyper de parier pour lui. Rappelez-vous, le beurre et l’argent du beurre. Une fois dessoûlé, il s’est rendu compte qu’il avait commis une erreur et a voulu la faire taire.
— Comment l’a-t-il tuée ? Il était au bar.
— Deux hypothèses. La première, l’heure du meurtre n’est pas la bonne.
Elle fit la grimace.
— Vous m’avez dit que le meurtre a eu lieu à cinq heures du matin. Tipo est rentré à deux heures. Trois heures de décalage ? Les voisins ont entendu une détonation à cinq heures, les flics sont arrivés, le médecin légiste a fait son boulot, tout le monde s’est trompé de trois heures ?
— Il reste la seconde hypothèse.
— Allez-y.
— Tipo est rentré à l’hôtel à deux heures. Il est monté dans sa chambre et est redescendu une demi-heure plus tard. Le temps de demander à quelqu’un de faire le boulot à sa place.
Je la laissai suivre le cheminement de mon raisonnement.
Elle dodelina de la tête.
— Adil Meslek ?
— Adil Meslek, le brave homme à tout faire.
— Ce qui expliquerait la visite de Nolwenn à Casablanca.
— Exactement. Elle a dû être témoin de quelque chose à Johannesburg. Elle est allée voir Adil Meslek pour lui faire peur et les faire chanter, lui et Tipo, sachant que l’Argentin est fortuné et que l’argent viendrait de lui.
— Et ils ont fait semblant de marcher.
— Oui, sauf que cette fois, c’est Meslek qui a demandé à Tipo de faire le ménage.
— Échange de bons procédés. Plausible. Et maintenant ? Qu’est-ce qui vous fait croire que Tipo va lâcher quelque chose au téléphone ? Votre Witmeur risque d’attendre pendant des semaines, cette histoire date d’il y a plus d’un an.
— Nous allons la réactiver.
— Comment ?
— C’est la deuxième partie du plan.
— Arrêtez de vous la jouer Hitchcock et dites-moi en quoi consiste la deuxième partie de votre plan ?
Je jetai un nouveau coup d’œil à l’horloge murale.
20 h 40.
— Vous allez appeler Tipo.
Elle sursauta.
— Moi ? Je ne parle pas espagnol.
— Il a joué dans un club français pendant deux ans.
— Je l’appelle pour lui dire quoi ? Excusez-moi de vous importuner à cette heure tardive, mais j’aimerais savoir pourquoi vous êtes resté au bar de votre hôtel durant la nuit du 27 au 28 juin 2010 au lieu d’aller dormir après avoir baisé cette pute.
Je lui tendis mon iPad.
— Il y a deux scénarios. Soit il répond et vous lui dites ceci, soit vous arrivez sur sa messagerie et vous récitez ce qui se trouve à la page suivante. Considérant que vous lui téléphonerez à 22 h 40, vous avez le temps de vous préparer et de vous mettre en condition.
Elle parcourut en diagonale le texte que j’avais préparé.
Ses yeux s’agrandirent d’effroi.
Elle s’égosilla.
— Vous êtes complètement dingue !
À 22 h 40, je lui tendis mon téléphone.
— Vous êtes prête ?
Elle hocha la tête.
— Ça devrait aller. Pourquoi voulez-vous que j’utilise votre téléphone ?
— Par mesure de sécurité. Nous ne savons pas de quoi cet homme est capable. Dans le pire des cas, ce numéro ne le mènera nulle part.
— Comme vous voulez.
Je me gardai de lui dire que la raison principale était que Witmeur l’avait mis sur écoute et que je tenais à tout prix à ce qu’il intercepte l’appel. Si Juan Tipo ne répondait pas, il fallait qu’il sache que c’était un stratagème et que je dirigeais les opérations en coulisses. Impulsif comme il était, il aurait été capable de s’interposer et de faire échouer la manœuvre.
Elle composa le numéro.
Je me tins à une distance respectable pour ne pas la troubler tout en m’assurant de pouvoir entendre ce qui se disait.
Le grésillement d’une première sonnerie se fit entendre.
Elle semblait calme en apparence, mais tout son corps était figé.
Deuxième grésillement.
Je retins ma respiration.
Il y eut un déclic à la troisième sonnerie.
— Ja , Juan.
Elle eut un léger haut-le-corps.
— Juan Tipo ?
— Ja, ik luister .
— Je sais que vous comprenez le français, Tipo.
— Oui, c’est qui ?
— Écoutez ce que j’ai à vous dire, sans m’interrompre. Je suis une amie de Nolwenn Blackwell. Elle m’a envoyé une lettre peu avant sa mort. Elle se sentait en danger. Dans cette lettre, elle explique en détail ce qui s’est passé à Johannesburg pendant la Coupe du monde, l’année passée : le match truqué, l’assassinat de Shirley Kuyper, votre implication, vous voyez de quoi je parle ?
Il y eut un blanc qui me parut interminable.
Je crus qu’il avait raccroché lorsqu’il réagit.
— Non, je ne vois pas de quoi vous parlez.
Il parlait français avec un très léger accent.
Christelle Beauchamp ne se démonta pas. Elle avait mémorisé son scénario et connaissait aussi bien les objections potentielles que les réponses à donner.
Elle reprit.
— Bien. Si vous ne voyez pas de quoi je parle, vous ne verrez donc aucun inconvénient à ce que je communique le contenu de cette lettre ? Il me reste à choisir entre la remettre à la police ou l’envoyer à tous les grands quotidiens. D’après vous, qu’est-ce qui donnera de meilleurs résultats ?
Nouveau blanc.
Elle me regarda d’un air entendu. Ce silence était pour elle un indicateur favorable. Elle sentait qu’elle menait la danse.
Le ton de Tipo se fit agressif.
— Qui êtes-vous ?
— Mon nom ne vous dira rien.
— Pourquoi vous me contactez, moi ?
Elle me lança un coup d’œil interrogateur.
Je n’avais pas prévu une telle question. Je levai les mains en signe d’impuissance.
Elle improvisa.
— Qui voulez-vous que je contacte de votre part ?
J’entendis Tipo émettre une bordée de jurons dans plusieurs langues.
Il se fit menaçant.
— Sale pute ! Qu’est-ce que tu veux ?
Nous revenions dans le canevas attendu.
— La même chose que Nolwenn. Multiplié par deux pour ce qui lui est arrivé. Vous avez vingt-quatre heures pour réunir la somme. Passé ce délai, je ne réponds de rien. L’échange se fera à Paris, demain soir. L’argent contre la lettre. Rappelez-moi à ce numéro quand vous aurez l’argent et que vous serez prêt à partir, je vous donnerai la suite du programme.
Comme convenu, elle raccrocha.
Elle était blême.
Je fis un effort et exultai.
— Bravo, bien joué Christelle !
— Ne m’appelez pas Christelle.
— S’il vous rappelle, ne répondez pas. Il faut le laisser mijoter pendant au moins trois ou quatre heures, au minimum.
— Que va-t-il faire, à votre avis ?
— Je n’en ai pas la moindre idée, mais nous avons donné un coup de pied dans la fourmilière. Cet appel va faire des remous. Il va passer une nuit blanche. Ce qui est sûr, c’est que son téléphone va chauffer et que mon ami Witmeur va se régaler.
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