Paul Colize
Un long moment de silence
La sonnerie du téléphone retentit. Ses pas résonnent dans le couloir. Elle entre dans la pièce, me sourit, décroche.
Un homme lui parle. Je perçois quelques syllabes dont je ne saisis pas le sens. La voix est grave. Elle écoute. Le silence s’installe. Je lève les yeux. Elle me dévisage avec une expression que je ne lui connais pas. Elle prononce un mot. Non. Un mot qu’elle répétera comme un écho mourant.
Elle s’adosse contre le mur, me fixe avec des yeux qui me font peur.
L’homme a raccroché. Elle s’effondre lentement. Le combiné quitte ses mains, entame un mouvement de balancier dans le vide.
Elle est assise par terre, figée. Je ne sais que faire. Un sentiment étrange m’envahit. J’ai envie de pleurer, de me soustraire à l’émotion indéfinissable qui me submerge.
Impuissant, je détourne les yeux et continue à empiler mes cubes de bois.
« Si l’on ne croit pas les victimes, tout est permis au bourreau. »
SOAZIG AARON
Le 21 août 1954, le Douglas DC-6 de la compagnie KLM qui assurait la liaison entre Amsterdam et Le Caire atterrit à 14 h 18 dans la capitale égyptienne avec à son bord quarante-six passagers et cinq membres d’équipage.
À leur arrivée, les voyageurs furent dirigés vers l’aérogare où ils présentèrent leur passeport et remplirent les formalités d’entrée. Ils se rendirent ensuite dans le hall de débarquement pour y récupérer leurs bagages.
La plupart d’entre eux étaient regroupés devant le comptoir de livraison lorsqu’une Peugeot 203 noire força l’entrée de service de l’aéroport, traversa la piste à vive allure et s’arrêta à hauteur de l’aérogare.
Trois hommes cagoulés, armés de pistolets mitrailleurs, en descendirent et abattirent de sang-froid les policiers en faction. Ils pénétrèrent dans le hall, se déployèrent dans la salle et ouvrirent le feu sur les passagers. À plusieurs reprises, ils rechargèrent leur arme et poursuivirent leurs tirs meurtriers.
Ils lancèrent ensuite des grenades fumigènes dans plusieurs directions et rejoignirent le véhicule dans lequel un quatrième homme les attendait.
L’attaque avait duré moins de cinq minutes.
Les véhicules de police et les ambulances arrivèrent rapidement sur les lieux. Le bilan humain se révéla très lourd. Dix-sept personnes avaient trouvé la mort durant le raid, vingt-trois autres avaient été blessées, dont plusieurs grièvement. Quatre d’entre elles décédèrent dans les jours qui suivirent. Les rescapés durent leur salut à l’initiative qu’ils prirent de se jeter au sol dès les premiers tirs.
Les tueurs se volatilisèrent et ne furent jamais interceptés. Leur véhicule fut retrouvé quelques jours plus tard, calciné dans un terrain vague, à la périphérie du Caire. Le signalement que les témoins firent des assaillants ne permit pas de les identifier.
Les experts en balistique déterminèrent que les armes utilisées étaient des pistolets mitrailleurs MAT 49 d’origine française. Les grenades étaient des Nebelhandgranate 41, des engins allemands utilisés durant la Seconde Guerre mondiale, provenant d’un stock inconnu.
L’attentat ne fut pas revendiqué, ce qui, dans un premier temps du moins, écarta la piste terroriste ou l’attentat politique. Les vingt et une victimes, seize hommes et cinq femmes, appartenaient à huit nationalités différentes : sept Égyptiens, six Hollandais, deux Danois, deux Français, un Belge, un Espagnol, un Allemand de l’Ouest et un Américain.
L’enquête, menée conjointement par les polices égyptienne, néerlandaise, anglaise, française et américaine, déboucha sur trois pistes potentielles.
La première visait les Frères musulmans, les progressistes, les anciens wafdistes, les partis de gauche et les communistes qui menaient une lutte contre le régime pour obtenir l’abrogation du traité anglo-égyptien qui venait d’être conclu et revenir à la vie constitutionnelle.
La piste fut néanmoins écartée en raison de la nature de l’attaque, du choix des cibles et du fait qu’aucune intervention similaire n’eut lieu dans les semaines qui suivirent l’assaut.
Les investigations menées par les services américains privilégièrent la thèse du cadavre exquis : seul un homme du groupe était visé, les autres ne servant qu’à brouiller les pistes. D’après leurs conclusions, le citoyen américain qui faisait partie des victimes était la cible de l’attaque. Il s’agissait d’Edward Stanton, un physicien dont les recherches auraient pu inquiéter certaines puissances étrangères.
La Sûreté française pencha pour une thèse différente. D’après eux, le commando ne possédait qu’un signalement imprécis de la personne visée. Leur conclusion se basait sur le fait que les tirs s’étaient concentrés sur les hommes.
En tout état de cause, les enquêteurs s’entendirent pour soutenir que l’attaque n’était pas improvisée. De nombreux éléments attestaient que l’opération avait fait l’objet d’une préparation minutieuse.
En outre, les assaillants avaient bénéficié de complicités au sein des autorités de l’aéroport et d’autres instances dirigeantes. L’organisation incriminée était structurée et la manière dont l’attaque avait été perpétrée laissait supposer qu’il s’agissait d’un groupe paramilitaire ou de membres ayant suivi une formation à la guérilla.
Les efforts combinés ne permirent cependant pas d’aboutir à de quelconques arrestations.
Plusieurs enquêteurs mandatés par les familles des victimes entamèrent des recherches privées. Hormis quelques théories fantaisistes, aucune d’elles ne permit de cerner le mobile des meurtres ou l’identité des assassins.
Certains journalistes d’investigation se penchèrent également sur l’affaire, sans plus de succès.
L’enquête fut définitivement abandonnée en mars 1961.
L’événement restera gravé dans les mémoires sous le nom de la Tuerie du Caire.
2
Dès que j’aurai le dos tourné
La maquilleuse m’annonce qu’elle a terminé.
Je jette un coup d’œil dans le miroir. Hormis le rouge à lèvres qui me donne des airs de vieux travelo, je ne vois pas de différence marquante. J’ai toujours les yeux gris-bleu et le nez busqué de ma mère, la stature et la fossette au menton de mon père.
Ni l’un ni l’autre ne m’a légué le détachement que beaucoup considèrent comme de la froideur ou de la désinvolture. Ceux qui me connaissent regrettent que ce n’en soit pas.
Par un bienfait de la nature, j’ai échappé à la calvitie, aux traits avachis, aux érections fastidieuses et à l’embonpoint qui frappent la plupart des hommes de mon âge.
Pierre entre dans la loge.
— Tu viens, Stan, il est temps.
Malgré la relative expérience qu’il a de ce genre d’exercice, il paraît plus stressé que moi.
J’arrive sur le plateau et m’assieds dans le fauteuil que le régisseur m’indique. Il m’a remis le script de l’émission, je passerai en dernier.
Les autres invités sont déjà installés. Ce sont des auteurs reconnus, tendance intello médiatique. Pierre m’a expliqué d’où ils venaient, quel était leur parcours, ce qu’ils avaient écrit, mais je n’ai pas écouté. Je m’en fous. J’ai retenu que nous pratiquions le même sport, mais que je jouais dans une division inférieure.
Le présentateur, JPJ, Jean-Paul Joubert, m’accueille, me serre la main. Ses yeux pétillent. Il est détendu, confiant, sûr de lui et de son Audimat.
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